Secrète Dyle

Eaux et santé mises en danger

Septembre 2023

Philippe Engels et Raphaële Buxant

Sous-sols contaminés, pesticides dans l’eau, déchets qui s’accumulent. Après le scandale de Mellery, tout proche, et vingt ans de laisser-aller politique, les communes de Wavre et de Court-Saint-Etienne vivent sur un volcan. Et la population l’ignore. Une enquête publiée conjointement sur les sites de Nationale 4 et de Blast.

La Nationale 4 croise la Dyle à un endroit à la fois insignifiant et assurément symbolique. En plein cœur d’une capitale politique – celle du Brabant wallon – là où la population wavrienne fait ses emplettes ou amène un enfant à l’école, en voiture. Tout près du quai du Trompette, d’un spécialiste du pneu et du futur stade où joueront nos champion.ne.s de hockey. À cet endroit, la N4 s’appelle aussi l’avenue des Princes. La route bordée de lotissements et la rivière passent l’une au-dessus de l’autre sans égards. Le béton et l’eau s’ignorent. Mais pas en juillet 2021. De Court-Saint-Etienne à Wavre, la Dyle est une nouvelle fois sortie de son lit, et méchamment cette fois. Il n’y a pas eu de morts comme sur l’Ourthe ou la Vesdre. Parce que la vallée est moins encaissée en Brabant wallon ? Ou parce que les nuages étaient plus gros en bordure des Fagnes ?

À Court-Saint-Etienne, inondée aussi, la coalition [1] dirigée par le MR Michaël Goblet d’Alviella n’a pas freiné les projets du développeur immobilier Equilis, qui a refait aussi le centre de Genval, là où il y avait une papèterie. Le bourgmestre n’est pas un « prince ». Il est comte. Il est l’un des héritiers de la lignée des Goblet d’Alviella qui a dirigé les Usines Henricot à partir du 19ème siècle, cumulé les hectares de terres et compté plusieurs parlementaires libéraux en ses rangs. C’est un pragmatique. Concernant les inondations, on verra plus tard. « Pour la pollution résiduelle, ça va s’arranger comme toujours », nous a-t-il écrit entre les lignes. En juillet 2021, au moment des trombes d’eau, Equilis attendait le feu vert continuer la transformation de la friche Henricot en un bout de ville tout propre situé en… zone inondable. Pour le bourgmestre Goblet, c’est bien comme ça. Les plans ne changent pas depuis le déluge.

Pour la pollution résiduelle, ça va s’arranger comme toujours

Nationale 4 et Blast ont pourtant mis la main sur des documents confidentiels. Ils datent d’avant les inondations de l’été 2021. Ils font état d’un assainissement « urgent » du site car les pollutions historiques et récentes « présentent un risque pour la santé humaine ». Sur la friche se trouvent actuellement – aussi – des tas d’ardoises en amiante et une décharge illégale. Sur ce qu’il reste à lotir, « les polluants principaux sont le trichloroéthylène, le cis-dichloroéthylène et le chlorure de vinyle », indique un rapport établi par une filiale du groupe Suez, dès 2017. Dans les eaux souterraines, la teneur totale des trois composés confondus en était à ce moment de 7.500 microgrammes par litre (µg/L). Un coup d’oeil sur les fiches toxicologiques de ces substances indique alternativement ou conjointement les mentions « Peut provoquer le cancer » et « Nocif pour les organismes aquatiques, entraîne des effets néfastes à long terme ».

Suivons le cours de la Dyle, qui coule à côté de remblais de terres souillées. Voici le village de Limal. Sur le plateau, il y a des champs d’agriculture intensive et, plus près de la rivière, un puits de captage d’eau situé près d’une route. Des médias comme la RTBF et La Libre Belgique s’y sont déjà étonnés de traces de pesticides dans l’eau du robinet. Nous avons amplifié les tests. On retrouve bel et bien des métabolites (des résidus) d’un puissant herbicide, le chloridazone, interdit en 2021. 

Ainsi à Limal, l’eau de distribution comporte 1,5 microgramme/litre (µg/L) de chloridazone desphenyl.  Dans des quartiers plus urbains, à Wavre, ce résidu de pesticide utilisé surtout dans la culture de la betterave pointe au robinet à 0,66 µg/L. En France, si le seuil de 0,1 µg/L est dépassé, on demande aux distributeurs d’eau de prendre des mesures. Mais à l’heure actuelle la Région wallonne considère que les métabolites de chloridazone ne sont pas pertinents, faute d’étude sur le sujet. Ils ne sont donc pas recherchés. Pour Limal et Wavre, l’intercommunale inBW indique la mention « pas mesuré » dans ses comptes-rendus rassurants sur la qualité de l’eau de distribution.

Passons le centre de Wavre. Au bout de la ville, il subsiste une sorte de no man’s land où les autorités municipales ont laissé entasser des déchets de toutes sortes durant 54 ans. Quand la gendarmerie a dit stop, le bourgmestre libéral Charles Aubecq a été obligé d’arrêter, en 1991. Il a fait recouvrir ces   hectares de terres et il a fait venir des concessionnaires autos et des grands magasins pour « embellir » les lieux. En 2007, on y a trouvé du méthane dans les caves et un réseau d’extraction des gaz a été disposé pour éviter l’explosion. Y a-t-on joué avec le feu ? En janvier 2011, un garage établi sur l’ancienne décharge recouverte mais pas assainie a flambé et deux ans après, le successeur d’Aubecq, Charles Michel, a inauguré au même endroit un showroom flambant neuf. Les lieux ne sont pas sécurisés alors qu’une étude d’orientation de 2015 le recommandait.

La Dyle borde ces terres polluées, comme l’indique ce dernier état sérieux sur la question, datant déjà de huit ans. Les sols et l’eau souterraine sont atteints surtout par les hydrocarbures, les métaux lourds et les huiles minérales. On ne sait s’il sera possible un jour de solutionner cette « bombe à retardement ». Une « bombe » à effet retard : c’est l’image à laquelle recourent plusieurs spécialistes de l’eau, des mandataires locaux et des lanceurs d’alerte rencontrés pendant notre enquête.

Pour accéder à nos trois points d’alerte, il suffit de cliquer sur la carte ci-dessous. Sinon, il est aussi possible de  poursuivre la lecture sur cette page.

FOcus n°1

Tu hériteras de ma pollution, fiston

Au centre de Court-Saint-Étienne, il y a une petite gare transformée en hall culturel, un collège catho et son église, et aussi un Ravel qui s’aventure le long d’un site industriel désaffecté de couleur gris-rouille. Cette commune traversée par la Dyle compte un peu plus de 10.000 habitants. Dont un quart  vivent quasiment au contact de « la friche ». Parfois sans le savoir : les derniers habitants venus s’installer à « Court Village » savent-ils avec précision pourquoi ils n’ont eu droit ni à un jardin ni à un potager ? Ici, au bord des rails de chemin de fer, les Usines Émile Henricot ont fait vivre des centaines de familles pendant des décennies. La phase à chaud de l’acier wallon tournait à fond à Clabecq, La Louvière, Charleroi ou Liège. Dans l’écrin de verdure de Court, ce sont des produits finis qui sortaient du ventre de machines impressionnantes, abritées sous des toits d’amiante. Des pièces en aciers spéciaux vachement sophistiquées. Des caissons de coffrage pour tunnels, envoyés à Anvers. Du matériel pour la SNCB. Et même des pièces utilisées pour fabriquer le bathyscaphe d’Auguste Piccard, en 1947 [2].

Sur les collines environnantes, à la grande époque, la patronne des lieux devait glousser de plaisir. La riche famille Goblet d’Alviella s’était associée aux Henricot à la moitié du 19ème siècle et l’un des descendants dirige encore aujourd’hui la commune : le comte Michaël Goblet d’Alviella, né en Suisse le 7 mars 1955. Un membre du MR, « le » parti qui détermine les choix politiques dans la province du Brabant wallon. Plusieurs de ses aïeux ont été parlementaires. Son grand-père escrimeur s’est marié avec une Boël et il a fait grossir le butin familial de 700 autres hectares de terres via cette alliance opportune entre familles riches. Son père lui a montré la voie à suivre pour devenir bourgmestre. Et lui, Michaël, le diplomate, il aurait pactisé avec Louis Michel, le père de Charles, à la fois ministre des Affaires étrangères et big boss chez les bleus. « Vas-y, récupère notre bastion », lui aurait-il demandé. « Fais simple », comme le prévoit la devise de la famille Goblet – « Simpliciter et Inocue » [3]. Quand les Usines ont fermé, en 1985, les socialistes avaient fédéré les perdants. Ils ont occupé le maïorat pendant dix ans. Puis, le 1er janvier 2002, le « gamin » a fait simple, laminé le PS et ramené le trône chez les Goblet.

Sur l'ancien site industriel de Court-St-Etienne, on en est à la phase 2. La suite nécessite de solutionner les soucis de pollution.

Depuis, le pragmatisme qui plait aux promoteurs est devenu l’unique manière de diriger. Sur l’ancien site industriel a pris place un quartier où le moindre appartement à deux chambres vaut de 300 à 400.000 euros. La pollution historique, les trucs enfouis sous terre ? Le descendant des Goblet n’aime pas ce qui est compliqué. À ses yeux, le privé a toujours fait mieux que le public. Point. En 2007, Michaël Goblet d’Alviella a voulu marquer son passage, amplifier la revitalisation engagée et supprimer la vilaine balafre. Cette année-là, l’ISSEP est consulté sur un projet nommé Henricot 2. Cet institut wallon spécialisé dans la prévention des risques d’atteintes à l’environnement rappelle alors ses avertissements précédents : les sols sont salement contaminés aux hydrocarbures, aux métaux lourds et aux huiles minérales, lesquelles ont atteint aussi la nappe phréatique. D’où cette recommandation, étant donné les « risques sanitaires », au cas où on prévoirait de nouvelles constructions : l’ISSEP propose de privilégier l’industrie légère à l’habitat, quand bien même ce dernier est plus facile et rémunérateur. Trois ans plus tard, le bourgmestre choisit exactement l’inverse, associé à un échevin des finances qui, également notaire, cumule les casquettes. Le puissant promoteur Equilis est dans la place. Avec lui, en quelques années à peine, une ville dans la ville va enfler à vue d’œil. Au passage, des merlons de terres souillées vont être repoussés un peu plus loin, là où s’écoule la Dyle, vers le Nord.

L’envers du décor à Court Village : pas de jardins, des merlons pollués, des déchets sauvages.

Aujourd’hui, le report permanent des questions environnementales qui fâchent claque aux yeux. Des balcons de « Court Village », qui n’a d’un « éco-quartier » même pas l’apparence, les derniers installés ont une vue imprenable sur une décharge illégale bourrée de pneus, de ferraille et de vieux matériaux d’isolation. La faute à un locataire dont la famille fait peur à tout le monde dans le coin. Le mec a pris ses aises sur un bout de chancre, resté en l’état depuis la fermeture d’Henricot en 1985. Des ardoises d’amiante trainent au sol sur un terrain vague où des enfants pourraient se blesser. Plus loin, la Dyle devient brunâtre quand il pleut fort. Via sa feuille d’information sur le web, le groupe citoyen Oxygène préfigure la suite : en gros, un subside wallon d’1,3 millions d’euros pourrait être détourné par la commune alors que ce serait aux pollueurs de payer ou aux investisseurs privés d’assumer. « Cela s’apparente à de la malhonnêteté intellectuelle, écrit Oxygène, qui compte une représentante au conseil communal de Court-Saint-Etienne. Et en attendant, plus personne ne parle de la pollution du site qui, elle, est bien réelle. »

Comme l’ISSEP en 2007, le bureau d’études ABV Development a en effet acté noir sur blanc ce qu’un canard perdu sur la Dyle aurait pu imaginer. C’est apparemment top confidentiel et ça n’a pas encore été présenté au conseil communal, où la transparence est un vieux fantasme. Dans un document de 105 pages bouclé le 1er avril 2021 (ce n’est pas un poisson ; il n’y en a quasi plus dans la rivière), on peut lire ceci :

  • « Un assainissement est requis » pour des taches de pollution bien identifiées.
  • Deux d’entre elles « présentent une menace grave pour la santé humaine » ; il s’agit d’hydrocarbures chlorés organiques volatils, des HCOV.
  • « L’assainissement de ces taches est donc considéré urgent. »
Etude ABV Développement, page 7 (2017)

Même sans en être informés, des riverains ont pressenti ce qu’on leur mitonnait. Au début de 2022, ils ont écrit aux autorités communales dans le cadre de l’enquête publique liée à la demande de permis d’Equilis pour la nouvelle vague de travaux. Plusieurs d’entre eux pointent le risque accru d’inondations. Exemple de courrier piquant :

« La demande de permis a été introduite le 23 août 2021, soit plus d’un mois après les inondations survenues à la mi-juillet sur le site Henricot (et l’auteur de la lettre annexe des photos). Depuis dix ans, le centre de Court-Saint-Etienne est régulièrement inondé par débordement de la Dyle (…) On peut raisonnablement estimer que la construction de 482 logements et 1.100 parkings (peut) avoir un impact majeur sur toute la vallée (…) Comment l’étude d’incidences environnementales peut-elle faire l’impasse (sur) une possible aggravation des conséquences environnementales de ces constructions ? »

Une menace grave pour la santé humaine

Dans les archives communales se trouve une missive signée à titre personnel par le conseiller communal Michel Tricot (Ecolo). Il craint d’écoper en aval, lui le chef de cabinet de la bourgmestre d’Ottignies-Louvain-La-Neuve, la commune suivante sur le parcours de la Dyle. Le conseiller écologiste estime que le plan d’assainissement proposé par le développeur immobilier vise « à minimiser l’ampleur de la pollution ». Il argumente en indiquant que les concentrations en trichloroéthylène (TCE) dépassent jusqu’à 12 fois la valeur seuil, alors que le plan en question les estime « assez peu élevées ». Il redoute des contaminations plus profondes que prévu et des risques de dégradation de substances polluées en d’autres dérivés « très cancérigènes ».

FOcus n°2

Des pesticides dans l'eau

Rue Champêtre, à Limal. Il n’y a pas de doute quant à l’activité humaine, là où l’entité fusionnée de Wavre s’approche de Rixensart et de Lasne. À plus de 180 degrés, ce ne sont que des champs d’agriculture intensive. De la betterave, du blé, des pommes de terre ou du maïs. On reste dans les grands classiques de ce bassin de vie central de la Région wallonne. En 25 ans, le nombre de surfaces bâties a augmenté de 32,3% sur l’ensemble du territoire wavrien. Quand le sol n’est pas gris béton, il est vert uniforme ou occupé par des villas quatre façades.

En levant la tête bien haut, sur cette rue Champêtre seulement troublée par les tracteurs, on voit un « monument » : un château d’eau hors d’usage. À ses pieds, derrière un épais carré de haies, se trouve un des deux puits de captage, dit « puits de Limal », qui alimente les habitants du village du même nom en eau potable.

Le puits de captage de Limal, sur les hauteurs du village. Au contact direct de champs et de pesticides.ensives à perte de vue

C’est la puissance publique qui s’en charge. En Wallonie et à Bruxelles, plusieurs opérateurs sont actifs dans le secteur de la distribution d’eau courante. À Wavre, c’est l’intercommunale inBW qui détient l’essentiel du marché de l’or bleu. Pour Limal, c’est d’ici, où nous sommes, que la société à 100% publique actionne les manettes. Elle y mélange l’eau des deux puits du village.  Le deuxième, dit le « puits Martineau », est situé plus bas dans un quartier plus urbain, à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, le long de la Route provinciale qui mène au centre-ville.

Le village de Limal est alimenté par un mélange d'eaux provenant de deux nappes phréatiques différentes.

En surface, aux alentours des deux puits limalois, aucune mesure de précaution particulière ne semble avoir été implémentée pour prévenir des pollutions aux hydrocarbures ou aux pesticides de ces eaux souterraines : l’un est situé le long d’un axe routier fort fréquenté, l’autre est coincé sous des cultures agricoles de type intensives. Pourtant en 2014-2015, à l’époque où le nouveau Premier ministre Charles Michel allait devenir bourgmestre empêché, la ville de Wavre avait prévu de définir ce que les autorités wallonnes appellent une « zone de prévention » [4]. À savoir, un espace de quelques dizaines à centaines de mètres où, par prudence élémentaire, on évite d’exploiter à proximité du point de captage d’eau un poulailler industriel, un garage ou des terres abreuvées de produits dangereux. Comme le font les producteurs d’eau minérale, obligés d’être pointilleux sur la qualité de leurs eaux pour ne pas risquer de perdre leur label.

Mais lorsque l’on jette un œil sur le Géoportail de la Wallonie, l’intention des dirigeants communaux ne semble pas s’être concrétisée : au cœur des champs limalois, là où se trouve le puits de Limal, la zone de prévention  dispose uniquement d’un statut « forfaitaire» (ou théoriques, c’est-à-dire sans mise en application sur le terrain. Quant au puits Martineau, foré au bord de la Route provinciale, les deux clichés saisis à un an d’écart par un habitant de Limal, Jean-Luc Fourré, montrent qu’elle a simplement disparu. En 2016 apparaissait un cercle rose assez conséquent. Un an plus tard, il n’y avait plus rien. Et malgré la pluie de mails envoyés par ce lanceur d’alerte déterminé, rien n’a changé.

Zones de prévention des deux puits en 2016 (Source : JL Fourré, sur base de WalOnMap)
Zones de prévention des deux puits en 2017 (Source : J-L Fourré, sur base de WalOnMap)

L’eau que nous buvons est-elle affectée par les résidus de pesticides auxquels l’agriculture intensive n’a jamais cessé de recourir ? Pour le vérifier, nous avons mené quelques tests auprès d’un laboratoire agréé [5], à la fin du mois de mai, à trois endroits différents : Limal, Wavre et Louvain-la-Neuve.

Dans l’entité de Limal, l’échantillon prélevé est positif au chloridazone desphenyl, un résidu du chloridazone, cet herbicide interdit sur le territoire belge depuis 2021 et utilisé massivement dans la culture de la betterave. Notre échantillon indique la présence d’1,5 µg de ce résidu dans un litre d’eau. Cette valeur vient confirmer celle de 1,9 µg/L obtenue par une équipe de la RTBF qui, au même endroit, en avril dernier, avait testé l’eau du robinet dans des conditions comparables [6]. La télévision publique réagissait ainsi à des informations venues d’outre-Quiévrain, où quatre municipalités de la Région Hauts de France venaient d’interdire la consommation d’eau courante suite à la découverte de traces de métabolites du chloridazone.

Chez nous, l’infiltration de ce métabolite de pesticide dans les nappes brutes souterraines, où les distributeurs vont puiser l’eau, reste une question politique. Une directive européenne de 2000 avait montré la voie à suivre, en invitant les États membres à mettre le cocktail eau/pesticides à l’agenda de leurs programmes sanitaires. Comme l’écrit l’ingénieure hydrogéologue Agathe Defourny dans un très documenté dossier [7] publié par Canopea, le nouveau nom d’Inter-Environnement Wallonie, cette directive est basée sur « un principe essentiel » : « L’eau n’est pas un bien marchand. C’est un patrimoine qu’il faut protéger. » Parce qu’il y a urgence. « Environ 50% des eaux souterraines wallonnes, seulement, sont en bon état », explique Agathe Defourny. L’ennui, c’est que l’Union européenne a laissé la latitude aux pays membres d’établir « leur » liste de métabolites à tester en raison de leur danger potentiel pour la santé, ainsi que leur statut : soit « pertinents » (imposant le respect d’une norme de qualité fixée à 0,1µg/L) ou alors « non pertinents » (laissant les pays fixer librement leur norme de qualité).

Résultats des analyses réalisées par les laboratoires Eurofins et InBW à la demande de Nationale 4 (2023)

Sans réelle surprise, la Belgique fédérale n’a pas su (ni voulu ?) se placer parmi les pays vertueux. Chez nous, l’enjeu de l’eau claire a été desservi par la dé-fédéralisation de l’Etat. La matière est découpée entre diverses instances et il est difficile de s’y retrouver. En France, c’est plus clair sur un point au moins : le chloridazone desphenyl est déclaré « pertinent » et sa norme de qualité est établie à 0,1µg/L par l’ANSES, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.

En Wallonie, cela s’envisage tout autrement. Si le gouvernement régional considère bien que ce métabolite doit être mesuré dans les eaux de distribution (tout comme cinq autres métabolites [9]), il omet par contre de le qualifier de « pertinent ». Cela lui permet d’établir une norme de potabilité à 4,5 µg/L, soit 45 fois supérieur à la norme française. Pourquoi cette attitude ambiguë ? Doit-on y voir une volonté de nier la réalité ?

C’est quoi cette histoire de résidus, de dérivés ou de « métabolites » [10], comme disent les spécialistes ? Là, on s’arrête un instant pour simplifier à l’extrême. Chaque pesticide – comme le fameux Round-Up de Monsanto-Bayer, utilisé en agriculture et jusqu’il y a peu par les particuliers – possède une substance active qui permet de lutter contre les mauvaises herbes, les champignons ou les insectes. Mais par la suite il se décompose et génère des produits de dégradation nommés « métabolites ».  « Certaines des substances de dégradation sont plus toxiques, plus persistantes, solubles ou mobiles que la substance mère », commente Agathe Defourny. Pour le Pr Serge Brouyères, de l’Université de Liège, la présence de ces métabolites de pesticides dans l’eau brute est carrément « une bombe à retardement ». « Il faudra bien un jour les prendre en compte et là, l’effort à fournir pour rendre l’eau brute conforme sera colossal. » D’autant que, dit-il, l’agriculture intensive et les pesticides, c’est comme les équipes cyclistes du top et les produits dopants, sous l’ère Armstrong. « Ceux qui veulent contourner les interdits trouvent toujours d’autres substances. »

C'est carrément de la malhonnêteté intellectuelle

En Région wallonne, on devra à l’avenir analyser certains métabolites de pesticides, mais on ne spécifie toujours pas s’ils sont pertinents ou pas. Le gouvernement du socialiste Elio Di Rupo vient d’éluder ainsi la norme européenne, fixée à 0,1 µg/l pour les métabolites pertinents. En France, une autre question a été soulevée avec le S-métolachlore : quand les concentrations ont dépassé les normes, ce métabolite est passé du statut « pertinent » à « non pertinent ». Ce qui a remonté la norme de potabilité de 0,1 à 0,9 µg/l. Ça c’est carrément de la malhonnêteté intellectuelle, selon Agathe Defourny.

Notre eau de distribution, témoin de la qualité de nos eaux sous-terraines

Selon nos tests, le réservoir de Limal n’est pas le seul à contenir des métabolites de Chloridazone. Un échantillon prélevé près du magasin Decathlon, au sud de Wavre, présente un marqueur à 0,66µg/L, soit six fois au-dessus de la norme française. Pour ce quartier, l’eau est captée dans un environnement plus urbain. En revanche, à Louvain-la-Neuve, nos coups de sonde indiquent que l’eau de distribution ne contient pas le métabolite en question. Là, c’est la société Vivaqua qui alimente les robinets. Ses points de captage se trouvent dans le Condroz, sur des terres plus forestières, et proviennent en partie d’eaux de surface, moins sujettes à l’accumulation des pesticides et de leurs métabolites.

Notons qu’il n’y a que très peu de traces de métabolites du chlorothalonil dans les eaux que nous avons soumises au testing. Ce fongicide utilisé surtout dans la culture intensive de céréales et de légumes a été interdit sur le sol belge en 2020. Au mois d’avril, l’Agence nationale (française) de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail a provoqué l’émoi chez nos voisins en indiquant qu’un tiers des eaux de distribution comportaient des traces de chlorothalonil. L’échantillon prélevé à Limal pointe à 0,065µg/L, ce qui est en-deçà de la norme de potabilité française (0,1µg/L).

FOcus n°3

Tas d'ordures

Basse-Wavre, cet été. La face cachée d’une « capitale politique », celle de la province aisée du Brabant wallon. Nous sommes à deux pas de la Dyle, d’un étang, d’un parc à conteneurs et de la principale station d’épuration de la région. Attention, pour ce qui suit, le parcours n’est pas fléché. Un petit sentier se dessine sur la chaussée de Longchamps. C’est à gauche, en venant de la chaussée de Louvain, qui relie les deux Brabant. Rien n’interdit l’accès. Des enfants peuvent s’y aventurer. À vrai dire, nous le déconseillons… Quelques pas de grimpette et nous voilà à huit ou dix mètres d’altitude par rapport à la rivière proche. Sur un petit plateau intrigant. Il y a des tuyaux de dix centimètres de diamètre, au sol, et des buses en PVC qui sortent de terre. Malgré les ronces, c’est assez bucolique. Regardez cette belle verdure.

Wavre, la ville de l’ancien Premier ministre Charles Michel (MR), actuel président du Conseil européen, a enfoui puis maintenu sous terre 800.000 mètres cubes de déchets accumulés là de 1937 à 1991. Des résidus d’alimentation, des restes de pots de peinture, des produits toxiques, tout cela a été ensuite recouvert de terre et à la longue une nature trompeuse a repris ses droits. Le sol et la nappe phréatique ont été durablement contaminés, à en croire les autorités régionales wallonnes. Après des décennies d’attentisme, on annonce la dépollution « dès » le mois d’octobre. Faut-il le croire ? Composé de socialistes, de libéraux et d’écologistes, le gouvernement wallon a dégagé l’an passé un budget de 12 millions d’euros pour soigner les décharges les plus dangereuses. Wavre figure sur le podium. Elle a droit à 3,5 millions.

« Ah, vous venez me trouver pour ce monstre du Loch Ness, rit (jaune) le conseiller communal Benoit Thoreau (Les Engagés), dont le parti est dans l’opposition à Wavre comme en Région wallonne. Tout a été dit, non ? C’est un scandale depuis le début. Je suis sceptique quant à la dépollution effective. Vu les coûts énormes qu’elle représenterait, on s’achemine probablement vers une isolation de la décharge, comme on l’a fait à Mellery. » Ce vieux briscard ravive de lointains souvenirs. « Quand le vent soufflait vers la place Bosch, ça sentait le déchet en plein centre-ville. C’est dingue, ce que le prédécesseur de Charles Michel, Charles Aubecq, a osé faire là. Il a fallu que des gendarmes viennent avec des scellés, pour l’arrêter. » La suite est pire encore. Sur ces terres salies, la ville de Wavre a fait venir des concessionnaires automobiles et un grand magasin de bricolage, par exemple. En 2007, sans réelle surprise, on a constaté du gaz dans des caves, le périmètre a été évacué par les pompiers et on a relu les premières études alarmistes : risque d’explosion. Culotté, le bourgmestre de l’époque, Charles Michel, a menacé d’assigner la Région wallonne pour négligence. Les anciens en rient encore. Chacun a alors mis un peu d’eau dans sa gourde et un réseau de tuyaux a été relié à une machine d’extraction du méthane qui se propage depuis des lunes sous la montagne d’ordures.

Le 6 janvier 2011, le show-room d’Ital Group a pris feu le long de la chaussée de Louvain. Les pompiers sont revenus. Ils ont éteint l’étrange incendie. Deux ans après, au même endroit, Charles Michel a inauguré le garage ressuscité. À part un conseiller écologiste qui a déménagé, personne n’a fait le lien avec le gaz et le risque d’explosion, semble-t-il. Paraît que le méthane, faut de l’air intense pour le faire bondir. Avec le feu, y avait pas de risque. Allez…

Allez ? Par ici, pour la suite de la visite.

Nous sommes un peu plus loin dans la chaussée de Longchamps, où dort le monstre. Ah, tiens, après le Recyparc, un chemin de la taille d’un tracteur mène vers une clairière, où on vient de faucher. Il est parti où, le bon foin ? Qui va en profiter ? Nous sommes sans le savoir sur l’ancienne décharge. La Dyle est à cinquante mètres. Les bénévoles de l’asbl Aer Aqua Terra y ramassent en ce moment des monceaux de lingettes, des bouteilles en plastique, retirent les branches et préviennent le camion qui viendra soulager le petit barrage orange posé par la Région wallonne. En un jour, après une bonne pluie, il est rempli. « La décharge ? Ouais, ouais, répond Ann-Laure Furnelle, dont la moitié inférieure de la dégaine est sous l’eau, ça j’peux dire qu’elle a coulé dans la rivière. Next ? » On prend rendez-vous pour la fin de l’été. Ce job, c’est quelque chose…

Vers la décharge, on manque de tomber à la renverse en apercevant dans les bois un mannequin avec une tête d’homme souriant et inconnu, pendu par le cou. Une mauvaise blague, sans doute. Pas de cauchemar, les scouts ou les guides, c’était qu’un pantin. Ici, non plus, il n’y avait aucun panneau « interdit » à l’entrée. On trouve au sol les machines placées au début des années 2000. Les tuyaux paraissent intacts sur la colline de déchets, malgré le passage récent d’une tondeuse. Il y a un générateur électrique  au sol. Plus loin, des bidons en plastique sortent du sol. Il y a aussi des vannes, au bout, près des garages. Ah oui, à l’entrée, l’extracteur de biogaz fonctionne encore. Ouf ?

À la page 131 du dernier état sérieux de la question, au paragraphe « sécurité », il est marqué ceci :

« Il est recommandé de prendre toutes les mesures nécessaires pour gérer au mieux les flux de biogaz mis en évidence sur le site : poursuivre les mesures jusqu’à ce qu’il puisse être conclu à l’absence de risques, collecte et destruction des flux de biogaz, envisager le dégazage du massif et, le cas échéant, des zones périphériques. Il est également recommandé, autant que possible, de limiter l’accès aux parcelles 125 F, 121 E et 83 R aux promeneurs en attendant les résultats d’une étude de risques. »

Nous y sommes, sur ces parcelles 83R puis 121E. Incognito.

Extrait de l'étude d'orientation commanditée par la Ville de Wavre, en 2015. Il n'y a jamais eu de suites.

Le document, c’est une étude d’orientation, liée au décret sols qui était en vigueur à l’époque de sa rédaction . Commanditaire : la ville de Wavre. Date : octobre 2015.

Il n’y a jamais eu ensuite d’étude de caractérisation, comme on dit dans le jargon pour désigner la vraie délimitation du problème. Dans ses largeurs et en profondeur. L’étude de risques, liée, on l’attend forcément aussi. Ce truc peut-il péter à la gueule d’un promeneur ? Pourrait-on tomber dans un trou spongieux en cherchant à se booster l’adrénaline ? ‘Sait pas. « Avant les élections de 2018, la décharge était une priorité pour nous, commente Christophe Lejeune (Ecolo), à la tête du principal groupe d’opposition, à Wavre. Nous condamnions le manque de réactivité de la commune dans ce dossier. Aujourd’hui notre position est inchangée. La décharge est une bombe à retardement et les démineurs tardent alors qu’ils savent. » Bam. Le conseiller d’opposition constate que la bourgmestre Anne Masson et son échevin de l’Environnement Paul Brasseur (MR) annoncent l’arrivée imminente de… l’étude de caractérisation. Ben, oui, les élections, c’est l’an prochain. Et Christophe Lejeune conclut à contre-cœur pour un enseignant : « Tant qu’on étudie, on ne fait rien. Le blocus est orchestré par les responsables de cette catastrophe écologiste. La ville de Wavre. » La ville et surtout ses anciens bourgmestres-ministres. « La bourgmestre actuelle répète souvent ça, ironise Christophe Lejeune. Il faut bien refiler la facture à quelqu’un d’autre. »

Il faudrait 10.000 semi-remorques pour évacuer ces terres.

Le coût de l’assainissement paraît impossible à chiffrer, à ce stade. En 2021, l’échevin Brasseur a sous-entendu que la commune n’avait rien en poche : « Il faudrait 10.000 semi-remorques pour évacuer ces terres. » Mais pour l’ampleur de la pollution, il suffit de relire le fameux document de 2015, établi par le bureau d’études Esher. Il y est question de « contaminations en HAP [9], métaux lourds (cuivre, plomb et zinc) et huiles minérales ». « L’azote Kjeldahl et les matières organiques présentent des teneurs importantes dans les déchets. » Dans les eaux souterraines, « les principales contaminations concernent les métaux lourds ». Ça, on le sait depuis longtemps.

Notes :

1 MR + Les Engagés.

2 Merci Wikipédia. Sur ce point, nous n’avons pas eu le temps de vérifier.

3 Simplement et sans faire de mal.

4 Code wallon de l’Eau, Art D172 et suivants.

5 Le laboratoire Euraceta/Eurofins, à Liège.

6 On n’est pas des pigeons, 13 avril. « L’eau du robinet est-elle dangereuse pour la santé ? »

7 « Questions (impertinentes) sur les pesticides dans l’eau wallonne », Agathe Defourny, Canopea, décembre 2022.

8 Ce sont grosso modo trois synonymes.

9 Hydrocarbures aromatiques polycycliques.

 

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