Le mot de la fin

Malgré l’objectif FAST visant à promouvoir d’ici à 2030 des moyens de transport moins énergivores, les pouvoirs publics wallons privilégient encore le bitume des routes et le recours massif à l’automobile. Au kilomètre zéro de nos cinq kilomètres de Nationale 4 sous investigation viendra bientôt un carrefour avec une trémie, des feux et de multiples voies en surface , comme on en voit aux Etats-Unis. Le monument à la voiture de Corroy-le-Grand coûtera plus de 15millions d’euros – on verra pour les traditionnels suppléments. Il améliorera la fluidité automobile sur un axe reliant la E411 à Nivelles. Mais en direction de la ville-université, de plus en plus saturée, on demande à voir. Et pour les cyclistes ce sera le gymkhana assuré aux quatre traversées que le carrefour leur réserve. Aucune étude d’incidences environnementales n’a précédé le permis d’urbanisme, conçu à l’ancienne.

Logo Nationale 4

Le monument à la voiture

Mars 2023

Philippe Engels, Raphaële Buxant et Thomas Haulotte

À hauteur de Corroy-le-Grand, un tunnel devrait plonger sous la Nationale 4 pour faciliter la connexion entre la N25 en provenance de Nivelles et l’autoroute E411. Lors d’une réunion prévue ce mercredi 22 mars, les administrateurs de l’intercommunale inBW, issus des quatre principaux partis politiques en Brabant wallon, seront les derniers à pouvoir contrarier un géant carrefour à l’indonésienne, coûtant un minimum de 11 à 15 millions d’euros (il y aurait déjà des surcoûts), qui incarne le modèle économique du 20ème siècle plutôt que le fameux « monde de demain ». S’ils valident le choix du soumissionnaire, ces mandataires publics donneront le coup d’envoi des travaux, dès le mois de mai. Est-ce la fluidité des déplacements dans toute la zone qui sera améliorée ? Ah, ça, on n’en est pas sûr. Enfin, cela dépendra pour qui… La mobilité douce aux abords du carrefour n’apparaît pas prioritaire. Il y a eu des bouts d’études, des comptages de voitures, des bricolages. Mais pas d’approche à large vue, supra-communale, actualisée. Or, aujourd’hui, la donne climatique n’est plus la même qu’au lancement du projet, il y a plus de quinze ans.

Les engins de chantier s’apprêtent à engager la construction d’un carrefour « en diamant» sur la Nationale 4 et d’une mise à six voie d’un bout de la N25, à hauteur de la sortie n°9 de la E411 de Corroy-le-Grand. Le permis d’urbanisme date de 2020, il y a eu entretemps le Covid, le choc des inondations, la crise énergétique et quelques retards dans la préparation des travaux. Le dossier a été relancé à la fin de l’année 2022, confirme-t-on à la Région wallonne. La mise en adjudication (l’appel d’offres) daterait du mois de décembre. La période de soumission des offres aurait commencé le 12 janvier 2023. Le début des travaux serait prévu en mai voire en juin. Nous l’écrivons encore au conditionnel. Car le grand public n’a pas accès à toute l’information et parce que le conseil d’administration de l’intercommunale de développement économique inBW, concerné par un aspect du chantier, doit encore valider le choix de la firme chargée des travaux. Les administrateurs de cette société à 100% publique se réunissent ce mercredi 22 mars. En cas d’hésitation et de nouveau report, l’affaire prendrait un tour politique et cela raviverait de sourdes tensions. Il y a un ultime suspense, donc… Un faux suspense, diront ceux qui se sont opposés au chantier.

Les travaux concernent un nouveau carrefour au croisement N25-N4, le réaménagement de l'échangeur n°9 de la E411 et l'accès au zoning Fleming

Carrefour "Diamant" : De quoi s’agit-il ?

C’est la Sofico, la société wallonne en charge des aménagements routiers, qui pilote le projet. Pour l’essentiel du nouveau carrefour là où la RN25 croise la N4, il consiste à creuser un tunnel (une trémie) sous le rond-point actuel de Corroy. En surface, il y aurait un nouveau carrefour à feux, où les voitures se croiseraient par la gauche. L’objectif principal consiste à favoriser un flux direct des véhicules venant de Nivelles, Waterloo, Charleroi ou de l’axe Bruxelles-Paris, via une voie rapide à deux bandes (la RN25), et qui souhaitent rejoindre  l’autoroute E411 Bruxelles-Namur-Arlon. Et idem dans l’autre sens, bien entendu. Quid des usagers en provenance de la N4 (Corbais, Gembloux, Namur, d’une part, Louvain-la-Neuve, Wavre, Grez-Doiceau, d’autre part) ? Ils devront adapter à la traversée du carrefour en surface, au rythme des feux. Actuellement chaque matin et chaque soir, aux quatre points cardinaux, les embouteillages sont nombreux à cet endroit pour qui s’y aventure en voiture. Relier l’Est et l’Ouest du Brabant wallon en automobile : l’ambition essentielle remonte à plus de vingt ans. Les concepteurs du projet estiment qu’il s’agit d’un chaînon routier manquant.

Au croisement de la N25 et de la N4 un nouveau tunnel sous la N4 et un carrefour à feux dit "Diamant" en surface

Pour ce qui est de la mobilité en surface, pourquoi parle-t-on d’un carrefour « en diamant » avec une circulation à « l’indonésienne »  ? Faisons simple et résumons à l’extrême. Au lieu d’un giratoire classique, les usagers de la N4 arrivés à hauteur de ce noeud routier devront circuler à gauche s’ils le traversent en ligne droite. S’ils veulent bifurquer vers la gauche, ils devront emprunter des bretelles à construire et attendre le signal vert indiqué par de nouveaux feux de signalisation. Pour aller vers la droite, rien ne change, cela se passe avant d’entrer dans le rond-point. En Wallonie c’est une première ce type de carrefour. Il paraît que cela fonctionne bien aux Etats-Unis (ils l’appellent DDI). Dès lors…

Comme c’est assez différent de ce qui est le plus souvent pratiqué en Belgique, voici un schéma et une animation made in USA :

Une circulation par la gauche dans le carrefour "Diamant"

ET la N4 ?

Dans leurs communications relatives à ce méga-carrefour, les autorités wallonnes et l’intercommunale brabançonne inBW, liées par une convention, n’évoquent pas beaucoup l’axe de la nationale 4, perpendiculaire à la jonction autoroutière qui fait l’objet de toutes les attentions. C’est étonnant en soi. En provenance de Namur ou de Gembloux, les automobilistes roulant en direction de Wavre ou Bruxelles perdent donc pas mal de temps, aux heures de pointe, à ce rond-point de Corroy. Suivent alors une série d’autres giratoires auxquels correspondent des entrées vers le campus universitaire de Louvain-la-Neuve et ses différents parcs scientifiques. Là, de cinq ans en cinq ans, cela devient aussi dense qu’à Meiser, Yser ou Montgomery, tous les matins. Une fourmilière. 

Sur cette N4, comment circulera-t-on dès que l’ouvrage d’inspiration indonésienne sera achevé (pas avant 2024 ou 2025) ? Difficile à prédire. Comme on peut le lire entre les lignes de la notification de permis, il n’y a pas eu de véritable étude de mobilité conduite au niveau supra-communal et donnant une priorité d’abord aux autres modes de transport. Les bus, sans bande dédiée, seront englués dans la circulation automobile. Les cyclistes seront une nouvelle fois bousculés, alors que l’on se situe sur un axe  idéal pour y aménager une cyclostrade, comme en Flandre. La Région wallonne a seulement fait réaliser une étude cordon (enquête “origine-destination” des flux de véhicules) en 2017, qui a servi à l’élaboration du Plan Communal de Mobilité 2020 dédié à Louvain-la-Neuve. Quant aux diverses communes impactées, elles n’ont pas commandé de plan stratégique pour cette portion de territoire dont l’essentiel des terrains appartiennent à l’UCLouvain. Ah, cette fameuse lasagne des pouvoirs et des intervenants. Parfois, on ne sait plus s’il y a quelqu’un aux commandes.

Du côté de l’administration wallonne, on se montre prêt à répondre aux critiques. Voici ce qu’elle nous a écrit : 

« Le Plan Communal de Mobilité d’Ottignies-Louvain-la-Neuve (NDLR : le PCM 2003) avait déjà retenu l’aménagement d’un passage dénivelé et examiné les répercussions de celui-ci en matière de reports et de gestion de trafic. Plus récemment, dans le cadre du Plan Local de Mobilité de Louvain-la-Neuve (le PCM 2020), une étude complète des flux de trafic origines/destinations a été réalisée en 2017 par comptages et relevés de plaques. (Ce) plan a également estimé les générations de trafic supplémentaire des différents projets de Louvain-la-Neuve (dont le CBTC), ce qui nous a permis de disposer, à la fois, des flux de trafic existant et des flux prévisionnels de trafic. Sur base de ces flux de trafic, nous avons vérifié les réserves de capacité et les possibilités de gestion des flux des différents sous-carrefours de l’aménagement. »

Admettons. Pour 2025 et après, on peut imaginer deux scénarios pour les automobilistes :

Un. Tout roule, en effet. Les comptages de 2017 s’avèrent utiles et restent d’actualité. La liaison brabançonne Est-Ouest est améliorée et l’accès à Louvain-la-Neuve est bien maîtrisé grâce à une succession de feux de circulation. Dans ce scénario prospectif, rien à redire.  Il aura fallu attendre longtemps, mais le « chaînon manquant » est fixé. Les esprits critiques diront tout au plus que la bagnole bat le train puisque les routes sont décidément mieux soignées que le RER. 

Deux. Le carrefour de Corroy devient fluide comme le périphérique de Jakarta (excusez la pointe d’ironie) et se transforme en véritable aspirateur à voitures, un phénomène bien connu des experts en mobilité. De ce cas de figure, le PCM 2020 ne parle pas. Par contre, le permis d’urbanisme dit ceci : oui : « La création du dénivelé sous la N4 contribuera à terme à l’augmentation significative du trafic sur cette portion de voirie de par la fluidification qu’il entraîne. » C’est mentionné non pas pour remettre en question ladite infrastructure, mais bien pour légitimer l’autre gros aménagement à réaliser un pas plus loin, à savoir le passage à 6 voies du bout de N25 situé entre le rond-point et la E411 (cette courte route porte le nom de N25a). Que risque-t-on de constater dans quelques années ? Que les embouteillages reviennent ou s’amplifient. Face à cela les automobilistes ont plus d’un tour dans leur carapace pour échapper au calvaire. Ils pourraient continuer à recourir aux voies détournées (c’est ce qu’on appelle le trafic de fuite) et à saturer les entrées vers le campus universitaire ou ses parcs d’activités décentrés. Comment réagir ? Trop tard… Quel impact en termes de pollution ? Même chose : il n’y pas eu d’ étude d’incidences environnementales pour anticiper ce souci. 

Priorite inversee

Les cyclistes ont espéré qu’on pense à eux. Mais là, ils n’en reviennent pas. Yves Dewelle et Eric Nicolas, cyclistes au quotidien et membres du Gracq (qui les défend), résument l’absurde. « Alors que le monde politique annonce sans cesse qu’il faut donner d’abord priorité aux piétons, cyclistes, transports en commun et puis seulement à la voiture privée (c’est ce qu’on appelle le principe STOP), sur le terrain c’est l’inverse. Ce carrefour en diamant, même s’il inclut des pistes cyclables, c’est le tapis rouge déroulé pour la voiture. Il n’y a aucune bande dédiée aux bus non plus, dans n’importe quel sens. C’est un projet qui baigne dans le passé et non le XXIème siècle ».

La N4 qui passe par le diamant est stratégique pour les cyclistes. Elle dessert un grand nombre de villages dans ce coin de Brabant Wallon entre Wavre et Namur. Située sur une ligne de crête, la nationale est rectiligne et relativement plate, bref, idéale pour y aménager une cyclostrade, c’est-à-dire une voie dédiée exclusivement au cyclisme utile pour se rendre au travail ou à l’école par exemple (à ne pas confondre avec le réseau RaVel, dédié au loisir). Le ministre wallon de la Mobilité Philippe Henry en est d’ailleurs convaincu : il a récemment acté le principe d’une cyclostrade sur la N4 reliant Wavre à Namur et commandé une étude au bureau Stratec en ce sens. Elle pourrait voir le jour en 2024-2025.

Mais que se passera-t-il au carrefour Diamant de Corroy ? Eric Nicolas explique : « Deux critères sont important pour un parcours cycliste utile : la rapidité et la sécurité ». Pour ce qui est du premier aspect, les cyclistes lancés à 20km/h sur la cyclostrade de la N4 devront se faire une raison : au carrefour, ce sera la rupture de charge. Il faudra freiner et s’arrêter à chaque croisement. Car dans les deux sens, ce sont quatre traversées dont deux avec feux qui les attendent. « Et c’est dissuasif », reprend Yves Dewelle. Quant à la sécurité, primordiale, « la question à se poser est la suivante : laisseriez-vous votre enfant de 12 ans traverser seul ce carrefour en diamant pour aller à l’école ou à la piscine ? ». Aux lectrices et lecteurs de se faire leur avis.

Pourtant, l’adaptation du projet à une circulation fluide et sécurisée des vélos aurait été envisagée, puis vite abandonnée pour cause de « surcoût important ». Traduction : il y a du budget pour créer un tunnel voitures, mais pas pour une passerelle cyclo-piétonne. « Ce n’est pas une question de coût mais bien une question de priorité » rétorque Eric Nicolas. « Pas très loin d’ici, au carrefour des Quatre-bras à Tervuren la Flandre y installera bientôt une large passerelle pour relier à vélo Leuven et Bruxelles rapidement et en toute sécurité. Pourquoi pas ici ? »

La passerelle cyclo-piétonne qui permettra une traversée fuide et sécurisée du carrefour des Quatre-Bras à Tervuren © Werkenaandering

Chaumont-gistoux recalé

On l’a dit, trois communes sont directement impactées par ce chantier routier. Il est en effet situé à l’intersection entre les entités d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, de Mont-Saint-Guibert et de Chaumont-Gistoux. Les deux premières ont donné un avis « favorable » mais « conditionnel » au permis d’urbanisme. La troisième l’a recalé. S’appuyant sur l’argumentaire de sa commission consultative d’aménagement du territoire, la commune de Chaumont-Gistoux regrette notamment « la complexité non justifiée » du projet et « la mauvaise intégration des cyclistes ». A noter que du côté du SPW Agriculture, Ressources Naturelles et Environnement, l’avis a lui aussi été défavorable et critique. Selon ce département de l’administration régionale, l’emprise du projet est conséquente, a un impact paysager et soustrait une grande surface de terres cultivées à la zone agricole. Passons…

Du côté des usagers, une pétition a circulé dans ces communes et d’autres. Rédigée par un professeur de l’UCLouvain, Pierre Piret, opposé à ce « monument à la voiture », elle a réuni 151 signatures et vu les règles en vigueur au Parlement wallon, elle a été poliment accueillie, puis rangée dans l’armoire aux souvenirs sans aucun débat public. Il aurait fallu pour cela 1.000 signataires. Voici quelques extraits de ce texte déposé au Parlement régional le 6 septembre 2021, juste après les inondations de juillet 2021 et demandant le gel du projet : 

« Lors d’une réunion d’information qui s’est tenue à Louvain-la-Neuve le 7 octobre 2019, le porteur de projet s’est dit très heureux de voir aboutir un projet dont il avait conçu l’ébauche en 1994 et dont le but était de relier la E411 à la E19 en fluidifiant la circulation automobile. Il s’agit bien, en effet, d’un projet du 20ème siècle, entièrement axé sur la voiture et ignorant toute forme de transition vers d’autres formes de mobilité. Pour verdir un peu le projet, on a ajouté quelques pistes cyclables (ça ne mange pas de pain…) et un petit parking de covoiturage a été prévu (mais il ne donne accès à aucun moyen de transport en commun) (…) Au lendemain d’un été de tous les excès, qui a considérablement contribué à la prise de conscience de l’importance des enjeux climatiques, à l’heure où la Région bruxelloise entame enfin sa transition et procède au démontage des grands viaducs et autres aménagements urbains d’un autre âge (celui du tout-à-la-voiture), la Région wallonne va-t-elle oser persévérer dans la mise en œuvre de ce chantier qui est non seulement obsolète, mais aussi mégalomaniaque (s’il s’agissait de fluidifier la liaison E19-E411, un simple tunnel sous la N4 suffisait), contreproductif (il ne va pas fluidifier le trafic, mais démultiplier le nombre de véhicules), inefficace (voyez les remarques des réclamants : une bonne part des embouteillages découlent de goulots d’étranglement voisins, les feux de Corbais, en particulier ; il faut penser un plan de mobilité à une échelle plus large) et scandaleusement coûteux (11 millions ‒ annoncés ! ‒ qui pourraient être bien mieux investis) ? »

Oui, la Région wallonne persévère. Les arguments de ce professeur d’université n’ont ni convaincu le Parlement wallon, ni la majorité PS-MR-Ecolo au pouvoir en Wallonie, ni l’administration régionale en charge de l’ouvrage. « Si tout va bien, se félicite l’ingénieur des ponts et chaussées Jean-Marc Jadot, directeur au Service public de Wallonie, le porteur de projet désigné dans la pétition, la première phase des travaux, qui concerne des terrassements et des déplacements d’installations souterraines, au nord du projet, pourrait commencer en mai-juin de cette année. » Et les travaux de génie civil débuteraient en août. Sur un bout de route de 5 kilomètres, on pourra bientôt visiter un fameux enchaînement de projets isolés ou contradictoires, alignés sans concertation : ce « monument à la voiture » de Corroy, le centre belgo-chinois vidé de sa substance, le grand parking vide de la gare de Louvain-la-Neuve et le nouvel hôpital « dans un jardin » de Wavre.

Le nouveau carrefour "Diamant" à venir ne changera rien à l'objectif du "tout à la voiture"
Logo Nationale 4

pour continuer la lecture, cliquez sur les autres lieux !