SAINT-PIERRe

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Le mot de la fin

Quand les sociétés immobilières, les promoteurs et leurs architectes attitrés acquièrent des terrains et dessinent l’avenir à notre place, il est difficile d’y résister. Sauf surprise, la Clinique Saint-Pierre va déménager d’Ottignies à Wavre. Sur les collines encore bien. Une expertise indépendante annonçait un risque accru d’inondation pour ceux qui habitent en bas. Mais elle a été couverte (étouffée ?) par d’autres études moins alarmistes. Wavre accepte encore de nombreux grands projets immobiliers sans disposer d’un tableau de bord urbanistique. Si elle prenait des mesures radicales en vue de prévenir les prochaines crues de la Dyle, on pourrait le comprendre. Ce n’est pas le cas. Dans les communes en amont, comme Court-Saint-Etienne ou Ottignies, nous n’avons pas constaté l’envie de réfléchir ensemble à des solutions concertées.

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éPISODE 1

la clinique AVEC VUE SUR la dyle

9 Juin 2022

Philippe Engels, Raphaële Buxant et Thomas Haulotte

avec le soutien du fonds pour le journalisme en fédération wallonie-Bruxelles

La Clinique Saint-Pierre d’Ottignies peut-elle maintenir son projet de déménagement sur les hauteurs de Wavre, où les autorités communales l’accueillent à bras ouverts ? Le chantier s’annoncerait titanesque et le terrain est en pente. L’été dernier – qui a pu l’oublier ? –  la ville brabançonne a échappé de justesse à une terrible catastrophe, comme dans la vallée de la Vesdre. Il s’en est fallu de peu que la Dyle fasse éclater des ponts et des maisons. Encerclée par le béton, Wavre semble prête à prendre le risque de construire encore et encore. Quel serait l’impact de cet « Hôpital 2028 » ? Comment un tel investissement est-il décidé ? Nationale 4 sort ses bottes et vous emmène dans son sillage jusqu’en novembre. Premier constat de notre série/enquête : une étude détaillée a anticipé le « risque accru d’inondations » en cas de déménagement sur les terrains wavriens déjà achetés par Saint-Pierre. Au feu orange, a priori, on est censé freiner…

10 juin 2030

Le lundi 10 juin 2030. 12h45. Des sirènes retentissent depuis les hauteurs de Wavre. Venant de la Nationale 4 ou de la E411, des camions de pompiers et des ambulances cherchent à rejoindre le centre de la cité du Maca, à quelques centaines de mètres à peine. Les services de secours sont en alerte orange depuis deux jours. Cette fois, pour la tempête Olivia. Il y en a eu deux autres en mai. Il pleut violemment. Des éclairs déchirent l’horizon. Des trombes d’eau dévalent le bitume. Un ambulancier racontera sur les réseaux sociaux qu’il n’avait « jamais vu ça ». Mais on entend « ça » à chaque catastrophe depuis si longtemps.

Sur l’autoroute, en arrivant à la sortie 6, le conducteur jette un œil à gauche, direction le parc d’attractions Walibi, et le ciel lui apparaît gris enfer. Sous le pont, débouchant d’une autre bretelle latérale, un automobiliste voit l’eau ruisseler « davantage encore qu’aux précédentes intempéries ». Et gonfler aussitôt la Dyle, dont les affluents viennent de sonner l’alerte, à Ottignies et Court-Saint-Etienne. Sur leur application, des policiers wavriens reçoivent pour instruction d’empêcher tout accès au centre-ville. Car cette fois, il y a un vrai problème. À hauteur du quai des Tanneries, là où les eaux brunes rasent les murs dès qu’il pleut pendant trois jours, la N239 qui mène à la place Bosch puis à Louvain craque sous les flots. Plus loin, deux autres ponts vont lâcher, on l’aura assez dit.

Ce lundi-là, il faut croire que la chance abandonne la capitale administrative du Brabant wallon. Les secours comprennent qu’il y aura de nombreuses victimes. Comme redouté, la difficulté majeure est l’accès aux quais, aux rues enclavées par la crue soudaine de la Dyle. Des flancs de collines, des torrents difformes semblent converger vers une seule direction. Dans le bas de la ville, à 12h53, très exactement, les stations de mesure relèvent un débit de rivière supérieur à 55 m³ par seconde. En juillet 2021, le précédent record avait grimpé à 48. À cette vitesse et au-delà des 4 mètres de hauteur aux endroits sensibles, la Dyle n’est plus du tout la rivière aux jolis bacs de fleurs qui plait aux touristes hollandais. Elle peut vous faire éclater des maisons. C’est ce qui se passe dans le vieux centre commerçant de Wavre à ce moment précis : il n’y a plus de plan, il n’y a plus aucun passage pour les secours, c’est juste la panique. Interviewée dans les couloirs de la Clinique Saint-Pierre de Wavre, la cheffe des urgences déclarera à une heure de grande écoute qu’elle s’attendait à tout lors du déménagement de cet hôpital de référence de la banlieue sud-est de Bruxelles, un an plus tôt. À des soucis de compatibilité numérique, à des bugs organisationnels. Mais pas à ça : des blessés qui n’arrivent pas à bon port parce que l’eau a décidé d’affronter le béton.

Inondations à Wavre, juillet 2021. © Sebastian Nuñez

Sortez de ce cauchemar. Ouvrez les yeux. De 1996 à 2021, le nombre de parcelles bâties, à Wavre, a augmenté de 32,3%[1]. Sur ces terres sablonneuses et marécageuses, où les femmes et les hommes ont toujours eu le sang du commerce dans les veines, il y avait déjà plus de 1.000 hectares construits sous la forme de maisons, de fermes, de magasins ou d’équipements collectifs (écoles, centres de soin, administrations, etc), il y a vingt-cinq ans. En 2021, le compteur est passé à 1.434 hectares et 17 ares, pour être précis[2]. C’est énorme, c’est désormais plus d’un tiers du territoire dans un bassin de vie où les statistiques intègrent des villages bucoliques comme Limal voire Bierges.

Réoxygéné par ces poumons verts lors de la fusion des communes, le centre urbain de l’entité est gris depuis de nombreuses décennies. La « cuvette » que l’on peut apercevoir de l’autoroute Bruxelles-Namur, juste après la station d’essence en réfection, ne compte quasi plus aucun espace à bâtir. À chacun de ses points cardinaux, des bouts de zonings plus commerciaux qu’économiques enserrent cette ville de 34.500 habitant.e.s où la voiture a gardé une place privilégiée. À l’image de son point central de ralliement, la place Alphonse Bosch, qui est un… parking, Wavre est donc très « artificialisée », comme le pointent tous les spécialistes de l’aménagement du territoire. Elle est traversée par un cours d’eau qui sort de son lit tous les cinq ans. Elle est bordée de collines. Elle apparaît dans les tons jaune, orange ou rouge sur la cartographie des aléas d’inondation. Et pourtant, on y construit encore.

Pendant la décennie en cours, il faudra peut-être rajouter au décompte des surfaces bâties au moins deux chantiers d’envergure. D’une part, le projet « Rive Verte » est prévu à proximité du futur centre national de hockey. Quelque 335 logements résidentiels sur ce qui deviendrait le quartier le plus densément peuplé de Wavre. Une partie de ces 6 hectares ont bu la tasse lors des inondations de l’été dernier, mais au début mai, les promoteurs immobiliers ont maintenu leur séance d’information. D’autre part, il y a donc l’arrivée possible d’un grand complexe hospitalier au sud du centre-ville, là où se rapprochent trois grands axes routiers : la E411 vers Namur, la Nationale 4 et la N25. Auprès des gestionnaires privés de la Clinique Saint-Pierre d’Ottignies, le nom de code de ce méga-investissement, c’est « Horizon 2028 ». Si le saut de puce d’une ville rivale à une autre se réalise, Wavre accueillera un paquebot qui s’étendra sur 14,7 hectares de terres vertes.

les eaux dormantes

Ce projet-là a dépassé le stade des présentations publiques. L’asbl Clinique Saint-Pierre a reçu 140,8 millions d’argent public, elle a acquis les terrains, introduit un projet de Schéma d’orientation local (SOL) auprès des autorités communales et celles-ci lui ont donné leur feu vert, à la fin juin 2021. Des recours ont été introduits par des riverains; il n’y a pas encore de permis en bonne et due forme. Ces dernières semaines, des rumeurs de renoncement bruissent dans les couloirs de Saint-Pierre. La direction se tait. Mais en même temps, il est rare de laisser les pelleteuses et les grues au repos quand un projet est aussi avancé.

Maquettes du futur hôpital, à Louvranges. Une vision idyllique.

Que penser de l’impact environnemental de cet hôpital « dans un jardin », comme l’ont annoncé les architectes ? Nous avons voulu savoir ce qui en était dit avant les intempéries ravageuses de la mi-juillet 2021. Voici ce qui figure noir sur blanc dans la synthèse d’un document de plus de 200 pages, fourni il y a bientôt deux ans – par un bureau d’études – au collège communal de Wavre, composé d’élus libéraux et socialistes :

Le projet en question « va entraîner une imperméabilisation du sol sur de larges espaces du périmètre ». Lors d’un épisode pluvieux intense, ceci implique « un risque accru d’inondation » « par ruissellement des thalwegs situés en aval du site ».

Cela signifie quoi ? Que le béton accumulé dans ce « jardin » choyé par les architectes empêcherait les pluies de s’infiltrer dans le sol. Que des averses simplement intenses provoqueront un ruissellement des pluies dans le sens de la pente, sévère à certains endroits, c’est-à-dire en direction du centre-ville ou du quartier de Basse-Wavre. Et que le danger d’inondation augmentera précisément là où l’alerte a déjà été donnée à plusieurs reprises.

Le document en question date de novembre 2020. Il a été concocté par le bureau d’études XMU Urbanistes, établi à Namur et agréé par la Région wallonne. Ce n’est pas un document anodin : il s’agit d’un « Rapport des incidences environnementales », relatif au projet de grand hôpital. Il pointe un autre risque, lié à la gestion aléatoire des eaux usées, tenant compte de l’égouttage obsolète dans la zone, de la déclivité du terrain et du cas spécifique d’un hôpital de grande taille :

« Lors des épisodes pluvieux exceptionnels, sans temporisation des eaux pluviales (provenant du site hospitalier) et compte tenu de l’augmentation très substantielle des surfaces imperméabilisées, les égouts unitaires pourraient être surchargés et mis sous pression. »

À une échelle moindre, sans doute, notons que c’est exactement ce qui s’est produit en juin et juillet dernier en aval du quartier Courbevoie, à Louvain-la-Neuve : ces pluies intenses de l’été 2021 ont été renforcées par le ruissellement, le cours d’eau intermittent nié lors de la construction de ce nouveau quartier résidentiel s’est rappelé au souvenir des gestionnaires communaux, et toute cette eau a convergé dans le sens naturel de la pente, faisant sauter les taques des égouts surchargés et inondant le parking de la gare SNCB.

Dans un cas comme dans l’autre, une étude aura averti du danger.

[1] Source : CAPRu. Comme l’indique son site, la « Cellule CAPRuralité » est un groupe de recherche permanent spécialisé dans l’analyse et la prospective en matière de ruralité. Ses bureaux sont situés au sein du laboratoire d’Economie et Développement rural de la faculté agronomique de Gembloux.

[2] Sans compter les 207 kilomètres de voiries que comptent les trois entités communales (Wavre, Bierges et Limal).

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éPISODE 2

« Mon choix initial, ce n’était pas ici »

23 Juin 2022

Philippe Engels, Raphaële Buxant et Thomas Haulotte

avec le soutien du fonds pour le journalisme en fédération wallonie-Bruxelles

Le grand hôpital de Wavre n’était pas prévu là où il devrait s’installer. C’est le porteur de projet, le Dr Philippe Pierre, qui l’a dit. Pour le directeur de la Clinique Saint-Pierre d’Ottignies, le meilleur choix était de s’étendre sur place ou de migrer près de la gare de Louvain-la-Neuve. Saint-Pierre y avait des vues sur un terrain plat et adéquat en termes de mobilité. Mais l’UCLouvain et le centre belgo-chinois ont brouillé les pistes. Un déménagement est donc annoncé sur les collines de Wavre. Des habitants crient au fou, effrayés par l’accentuation des inondations.

25 octobre 2021

Il est bientôt 19 heures, le lundi 25 octobre 2021. Nous sommes dans la file, à l’entrée de la Sucrerie. Un hall culturel qui a connu une « inauguration triomphale » deux ans plus tôt, selon le site internet de la ville de Wavre. « Le symbole d’une ville ouverte et ambitieuse », celle du libéral Charles Michel, a relayé la RTBF. On est en phase de remontée du Covid. Il faut encore porter le masque. Devant nous, c’est tendu. « Ah bon, il faut indiquer son nom sur une feuille de présence ? Et pourquoi ? Et qu’allez-vous faire avec ces données ? » Environ 400 personnes finissent par remplir la grande salle de conférence high tech. Un échantillon de ville. Près d’1% de la population, en tenant compte de la présence d’habitants de Chaumont-Gistoux, Grez-Doiceau ou Louvain-la-Neuve. Se farcir plus de 3 heures d’information à propos d’un hôpital qui déménage, il faut quand même le vouloir…

La bourgmestre MR Françoise Pigeolet s’octroie la parole en premier. Réputée sensible à la critique, elle insiste sur son souhait de transparence. Sous ses yeux, en présence de « sa » population, la direction de la Clinique Saint-Pierre va présenter la maquette du grand hôpital prévu sur ses terres, à l’horizon 2028. D’une voix posée, parlant d’un projet « euh, disons, aigu » (nous imaginons qu’elle a voulu dire « controversé »), la bourgmestre demande aux participants de rester « courtois et respectueux ». On ne l’entendra plus par la suite, sauf au moment d’admettre qu’il aurait dû y avoir un dispositif d’accès aux malentendants. Depuis plusieurs décennies, les entités rivales de Wavre et d’Ottignies-Louvain-la-Neuve se livrent une bataille politique, économique et commerciale dès qu’un gros investissement est annoncé dans le centre du Brabant wallon. Là, Wavre s’apprête à marquer des points face à sa rivale ottintoise, en lui chipant le principal pôle hospitalier de la région. Mais c’est étrange, Françoise Pigeolet ne paraît pas très concernée par ce dossier « sensible ». Voulait-elle vraiment cet hôpital sur son territoire ?

Le docteur Philippe Pierre prend le micro. C’est la deuxième fois que le directeur général de la Clinique Saint-Pierre affronte les Wavriens. Ce neurologue spécialiste de la migraine n’a pas l’habitude de se prendre la tête. Il est cash. Les initiés lui reconnaissent le mérite d’avoir évité le naufrage financier de son institution, constituée sous la forme d’une asbl privée. Là, assez vite et à deux reprises, le Dr Pierre cadre le projet en indiquant que « les hôpitaux, c’est tout sauf de la libre entreprise » (le regretterait-il ?). Il y a des normes et des contraintes, dit-il. Pour maintenir l’exercice d’une médecine de qualité, il faut de l’espace et des bâtiments adaptés. « L’hôtellerie, l’hospitalisation classique sont totalement dépassées. Si vous avez fréquenté ces locaux datant de 1973, vous aurez constaté que les chambres à deux lits, c’est trop petit. On doit bouger les meubles quand il faut sortir un des deux lits. Les salles de bain avec un seul évier, un seul cabinet de douche, ce ne sont plus les standards actuels. » 

Philippe Pierre anticipe les questions : « Vous me direz, mais pourquoi avoir autant investi sur notre site actuel, situé au-dessus de la gare d’Ottignies ? » Il fait référence notamment à l’entrée en service  d’un nouveau hub administratif, en 2017, et à l’inauguration d’un bâtiment de cinq étages accueillant des services de pointe comme la dialyse ou la clinique du sein, en mars 2021. Sa réponse est prête : « Nous avons tout fait pour rester là où nous sommes actuellement. Ça nous aurait coûté moins cher. Cela dit, sans l’accès aux parkings, par exemple, comment aurions-nous pu fonctionner pendant les travaux d’extension ? » Il s’engage un moment sur une pente savonneuse. Il s’agit de ses relations avec les autorités politiques à Ottignies, où une coalition Ecolo-PS-Les Engagés est au pouvoir depuis un peu plus de vingt ans. Il évoque des tracasseries, des taxes additionnelles qui ont compliqué le dialogue. À quoi, cela tient, de déplacer un hôpital…

D’Ottignies à Wavre, un déménagement coûteux : 425 millions d’euros.

15 juillet 2021. Quartier de la réserve sur les hauteurs de Wavre.

L’hôpital n’est pas encore là, mais les flots coulent déjà.

Philippe Pierre ramène alors le curseur sur Wavre. « Je sais que vous tenez à la préservation de l’espace vert et agricole, là où nous comptons nous installer. Mais ce terrain que nous avons acquis sur les hauteurs de la ville de Wavre, il était de toute façon voué à de l’activité économique. J’espère que les architectes à qui je cède la parole sauront vous convaincre de notre volonté de créer un hôpital en harmonie avec la nature. » Trois mois plus tôt, le chef-lieu de la province du Brabant wallon a connu les plus fortes inondations de ces cinquante dernières années. Au journaliste Hugues Van Peel, de la RTBF, un riverain des quartiers sous lesquels le nouvel hôpital va être érigé a confié ceci, la veille de la réunion publique à la Sucrerie : 

« Au mois de juillet, on a eu ici une rivière qui allait tout droit sur Wavre. Que va-t-il se passer quand ils vont bétonner dix autres hectares ? Il y aura beaucoup plus d’eau. Sans compter qu’il n’y a pas que les eaux de ruissellement, il y a aussi les énormes quantités d’eaux usées qui vont être rejetées dans les canalisations. Qu’est-ce qu’ils ont prévu pour ça ? » 

Les architectes savaient qu’ils seraient titillés sur « ça ». Leurs réponses renvoient à l’extraordinaire « ressource naturelle » que constitueraient les sables du Bruxellien détectés sans surprise sur ce terrain en pente ainsi qu’aux « petits bassins d’orage » censés capter le trop-plein d’eau, en cas d’intempéries. « Vous le savez, nous n’en sommes qu’au stade de l’information et de la consultation, déclare l’un des architectes, issus du bureau Assar. Nous ne disposons pas encore de calculs de capacité en ce qui concerne les bassins, mais nous sommes persuadés qu’en grattant l’argile et en accédant aux sables, l’eau s’écoulera mieux dans le sol qu’aujourd’hui. » Il y a un murmure dubitatif dans la salle. Le temps se fait long et il n’est pas prévu d’entracte. Un deuxième architecte, l’expérimenté Jean Massa, représentant le même bureau bruxellois, embraie sur ces enjeux environnementaux. 

Avec lui et ses décennies de pratique sur de tout gros chantiers – notamment d’autres hôpitaux – on accède à une autre dimension :

« Selon une vision un peu poétique, notre projet se veut holistique (il précise l’usage du mot : holistique, c’est tout ce qui concerne la vie). Avec des outils scientifiques, nous allons valoriser l’environnement. Un deuxième aspect pris en considération est l’inclusive design (là il montre un petit schéma). C’est un design, un concept exprimé dans sa créativité qui refuse l’exclusion et la ségrégation. Et ceci a trait à la vie proche du lieu que nous étudions et dont vous faites partie, vous qui habitez à proximité et aussi ceux qui vont y vivre, en tant que patients ou personnel technique, soignant ou d’entretien. À tous, nous voulons assurer une connectivité et une approche la plus fusionnelle possible en termes de qualité de vie. »

Mais encore ? Un bijou dans son écrin de verdure ? On s’écarte du béton, de l’artificialisation des sols, du bruit et de la mobilité. L’architecte, qui n’a aucun lien de parenté avec l’acteur et humoriste Jean-Claude Van Damme, enchaîne de manière sérieuse :

« Cela nous amène tout naturellement à la notion de développement durable. »

Dans la même phrase, l’architecte Jean Massa parvient à marier une seconde fois la poésie et la science. Il vante le BREEAM et le WELL, ces certifications internationales valorisant la performance énergétique et le bien-être dans le secteur du bâtiment. Il promet des toitures vertes, qui devront résister aux économies budgétaires découlant de la hausse du prix des matières premières. Il assure qu’avec l’hôpital, ses petits bassins en cascade et ses parkings filtrants, l’eau percolera mieux dans les sols qu’avec les arbres et les pâtures existantes. Vous avez bien lu.

« Une parodie de démocratie »

Viennent les premières questions sur les impacts sonores, l’afflux de voitures, la possible installation d’une ligne à haute tension et, très vite, le coup de colère d’un riverain du quartier de La Réserve, le plus impacté par la maquette présentée ce lundi 25 octobre. En résumé, il conteste la transparence du projet, il reproche l’hypocrisie du message d’ouverture des autorités communales (« nous argumentons nos critiques depuis des mois et personne ne nous écoute ») et il dénonce sous des applaudissements nourris « une parodie de démocratie ».

Dans l’assemblée, nous percevons que deux groupements de riverains se sont formés. L’un et l’autre sont allés à la pêche aux signatures auprès des opposants au déménagement de Saint-Pierre. Benoît Theys en a recueilli 400. Lorsqu’il prend la parole, il se veut « constructif », remercie la bourgmestre et déclare qu’une voie de compromis pourrait se dégager. Rien de tel auprès du bio-ingénieur Philippe Delaisse et de l’informaticien à la retraite Vincent Denis, l’auteur de la cinglante flèche sur la parodie de démocratie. Eux veulent l’arrêt pur et simple du projet. Leur pétition initiale a dépassé la barre des 600 soutiens et s’est aujourd’hui transformée en recours devant le Conseil d’Etat

Consultant en transition énergétique, se déclarant apolitique, le Wavrien Philippe Delaisse se lève et interpelle directement le Dr Pierre :

« Le choix de l’implantation d’un hôpital de cette taille-là est essentiel. Il comporte d’évidents enjeux financiers et environnementaux. Il y va de l’avenir de plusieurs générations. Or, quelque chose me chipote : l’étude du site a échappé à tout contrôle démocratique alors que l’investissement est quand même financé à hauteur de 140 millions d’euros par de l’argent public. Avec d’autres habitants, nous avons mené notre petite enquête et nous sommes très étonnés qu’un des terrains auxquels vous avez pensé n’ait pas été retenu. Il est nommé ‘Génistroit’. Il s’agit d’une zone de 29,25 hectares, située à Louvain-la-Neuve entre la Nationale 4 et l’autoroute E411. Ce sont essentiellement des champs. Ce terrain est plat. Il appartient à l’UCLouvain. Il n’y a pas, là, de risque d’inondation. L’accès à la gare SNCB toute proche est possible à pied et le grand parking voisin – qui pourrait figurer dans la catégorie des grands travaux inutiles – aurait pu être affecté au nouvel hôpital : il est vide. Pourriez-vous mettre toutes les cartes sur la table et expliquer les raisons de votre choix ? »

L’étude du site a échappé à tout contrôle démocratique alors que l’investissement est quand même financé à hauteur de 140 millions d’euros par de l’argent public.

Louvranges, Wavre. Périmètre d’implantation du nouvel hôpital.

« Nous sommes faits pour nous entendre, réplique le Dr Philippe Pierre, qui en profite pour peler un œuf. Je vais vous expliquer pourquoi le terrain situé près de la rue Génistroit – dont vous parlez – n’a pas été retenu. J’ai longtemps espéré avoir ce terrain. J’estimais qu’effectivement, il était bien placé par rapport à la gare de Louvain-la-Neuve. J’ai même encore des croquis de potentielles liaisons à pied menant aux quais. Le problème, c’est qu’il appartient à l’UCL et que l’UCL ne voulait en donner que 5 à 10 hectares maximum alors qu’il en fait plus de 20 et que nous avons besoin d’environ 15 hectares. Ne me demandez pas pourquoi les autorités universitaires ont calé. Je ne sais pas. Un autre problème, c’était la saturation de la circulation sur la Nationale 4 étant donné l’arrivée annoncée du centre technologique belgo-chinois, à quelques centaines de mètres de là. Ça aurait fait trop de voitures d’un coup. Ne me demandez pas ce que devient ce projet, je n’en sais rien. Enfin, nous avons été confrontés à des volontés impérialistes de l’UCL. En échange de la vente du terrain, l’université voulait nous forcer à prendre des administrateurs à elle dans notre conseil d’administration. Et ça, désolé, même si nous faisons partie du même réseau de santé, nous ne sommes pas d’accord d’être à la botte de qui que ce soit. » 

Plutôt que le déménagement à Wavre, où une étude d’incidence préliminaire annonçait dès le mois de novembre 2020 qu’un tel choix comportait un risque accru d’inondations, il y avait donc une alternative sur un terrain plat, déjà desservi par une bretelle d’autoroute, proche d’une gare et accessible à pied comme en bus… Sur le coup de 22 heures, nous quittons cette réunion d’information avec de nombreuses interrogations en tête. Pourquoi l’UCLouvain a-t-elle rechigné à céder l’entièreté de cette terre propice ? Est-il normal que ces négociations soient restées secrètes ? N’aurait-il pas dû y avoir davantage de coordination à propos de ces projets importants le long de la Nationale 4 ?

LE FLAIR D'IMMOBEL

Résumons à ce stade. La Clinique Saint-Pierre est un opérateur privé, une asbl sans lien financier avec le secteur public. Il y a une dizaine d’années, elle projette de moderniser ses installations. Elle met en balance diverses implantations et ce depuis l’année 2010, comme l’indique son directeur. Diverses options sont testées. Dont le premier choix : rester à Ottignies. Puis vient une seconde option : émigrer près de la gare de Louvain-la-Neuve. Face à un besoin criant à l’échelle du pays, l’Etat fédéral (en 2017-2018) puis la Région wallonne (en 2019) misent sur Saint-Pierre pour développer l’offre de soins en Brabant wallon. Juste avant des élections, le 1er avril 2019, la Clinique d’Ottignies reçoit ainsi la garantie d’un subside de 140 millions d’euros dans le cadre d’un plan d’investissement régional qui porte sur un total de 2,34 milliards d’euros. Dès le mois de juin 2019, il apparaît que la direction de la clinique acquiert des terrains à Wavre auprès de la société immobilière Immobel, dirigée par le magnat des affaires Marnix Galle. Celui-ci ayant eu le nez fin en achetant ces lopins de terre, avant ça, auprès d’une kyrielle de propriétaires. Une fois détentrice des terrains, Saint-Pierre monte un dossier d’investissement et prépare un Schéma d’orientation local (SOL) relatif à cette zone libre située sur les hauteurs de Wavre, où il lui faut encore obtenir un permis de bâtir. C’est audacieux, comme stratégie… Sur le principe, ce projet convainc les autorités communales à Wavre en juin 2020. Mais voilà l’été du dérèglement climatique et le spectre des inondations, à la mi-juillet 2021. C’est un peu embarrassant : une étude préliminaire a averti que la construction d’un grand hôpital, sur ce terrain dont un versant penche vers la Dyle et le centre de Wavre, comporte un certain danger. La Clinique et la ville passent au feu orange. En octobre 2021, la maquette du grand hôpital penché est dévoilée à la population. Une étude complète d’incidences environnementales est alors lancée. Un premier recours de riverains est introduit. On en est là. Si tout va bien, Saint-Pierre pourra solliciter un permis officiel l’an prochain, engager les travaux dans la foulée et inaugurer à Wavre en 2028, au plus tôt.

Dans le respect rassurant des règles de gouvernance et en toute légalité ? À la Sucrerie, le Dr Philippe Pierre a prononcé et écarté lui-même le mot « magouilles ». « Nous ne voulons pas de corruption en Brabant wallon », lui a renvoyé la salle. Illustration du climat empoisonné autour de ces questions immobilières, la rédaction de Nationale 4 a pris connaissance d’un courrier anonyme daté du 2 mars 2022 et envoyé notamment au ministre fédéral de la Santé, aux bourgmestres de Wavre et Ottignies, à l’UCLouvain et à d’autres médias. De l’écriture au picrate, émanant d’informateurs secrets actifs au sein de la Clinique Saint-Pierre. Ils y dénoncent sans preuve un clan jugé « autoritaire » qui prendrait toutes les décisions (notamment) immobilières sans « réelle concertation ».

Quant à l’opportunité du déménagement d’Ottignies à Wavre dans un contexte où le « stop béton » est censé entrer en application à l’échelon européen d’ici à 2050, nous avons tendu notre micro à un des deux seuls conseillers communaux à avoir voté contre le dossier soumis au conseil communal wavrien, il y a un an. Membre des Engagés (l’ex-cdH), au pouvoir à Ottignies-Louvain-la-Neuve mais dans l’opposition à Wavre, le sexagénaire Benoit Thoreau exprime ses critiques quant aux excès de la bétonisation depuis belle lurette. Il a analysé les crues historiques de la Dyle et comparé la gestion des inondations à Wavre et à Louvain, une ville de taille comparable située en aval. Sans détour, il déclare que toute construction importante sur les collines proches de Wavre est à proscrire dès lors que le pouvoir communal rechigne à une politique résolument proactive sur le front des inondations :

« La ville de Wavre a étançonné des murs de manière spectaculaire et inutile là où la Dyle déborde en premier, au quai des Tanneries, estime Benoit Thoreau. Elle a commandé une étude sur le développement territorial et les inondations. Seulement commandé, vous comprenez ? »

Benoit Thoreau dit avoir été surpris par le vent d’opposition né au sein de la population, concernant l’arrivée d’un hôpital avec vue sur la Dyle. Lors de notre rencontre, Emmeline Van den Bosch, 24 ans, était présente. Cette psychologue et conseillère d’orientation est fille de commerçant, à Wavre. Depuis les inondations de juillet 2021, elle a publié plusieurs lettres ouvertes dans les journaux pour expliquer sa peur de nouvelles intempéries. « Dès qu’il pleut, je viens voir le niveau de l’eau. Je sais que cela débordera à nouveau, mais je ne sais pas quand », dit-elle. Benoit Thoreau et elle se sont croisésok à un échange organisé par le mouvement citoyen « Grands-parents pour le climat ». Ils disent partager la même inquiétude : l’inertie face à un danger évident.

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éPISODE 3

ET CRAC, PLUS D'ARBRES

30 Juin 2022

Philippe Engels, Raphaële Buxant et Thomas Haulotte

avec le soutien du fonds pour le journalisme en fédération wallonie-Bruxelles

Pas encore de permis de bâtir, à Wavre, sur le site du futur grand hôpital du Brabant wallon. Mais déjà, les investisseurs marquent leur territoire en arrachant des arbres. Une politique de la terre brûlée, assez courante. Que fait la police ? Rien.

25 avril 2022

Qui est le chat, qui est la souris ? Il est 12h10 et ce lundi matin-là, le climat semble propice à l’arrachage des arbres. L’air est sec et doux. Nous arrivons sur le chemin des Charrons, parallèle à la nationale 25 qui relie Grez-Doiceau à Louvain-la-Neuve. C’est ici qu’est censée déménager la Clinique Saint-Pierre d’Ottignies. Il y a là un petit parking, une boîte de nuit plutôt sélect où le MR local aime se réunir (le Domaine du Blé), mais surtout des champs ensemencés et quelques zones boisées comme il y en a de moins en moins dans la périphérie élargie de Bruxelles. À l’horizon, on aperçoit les buildings du centre de Wavre et avant ça se niche un quartier d’une centaine de maisons, à moins de cinq cent mètres à vol d’oiseau.

Les oiseaux, on ne les entend plus. Parce que c’est la période de nidification, durant laquelle toute taille ou coupe d’arbres est interdite et nécessite l’obtention d’une dérogation auprès des pouvoirs publics ? Ou à cause du remue-ménage provoqué par l’engin agricole de couleur verte que nous venons de croiser ? Un riverain du quartier en contrebas, à vélo, nous apporte la réponse. « Incroyable ! Malgré tous nos efforts, ‘ils’ l’ont fait. »

© Wavre, Notre Ville.

Vincent Denis s’esquinte depuis des mois. Sur sa bicyclette qui ne fait pas le poids face à la machine verte, il a calé de bric et de broc quelques slogans contre le béton et pour le respect de la biodiversité. Il habite le quartier en contrebas. Il a tout lu du projet de grand hôpital et ce qu’il n’a pas trouvé en sources libres, il a été le chercher comme il le pouvait. Une première étude d’incidences ayant disparu du site de la ville de Wavre, par exemple.

Cet informaticien à la retraite paraît calme mais déterminé. Ce qu’il a vu ?

« Les travaux d’abattage ont commencé vers 9h40. L’engin surpuissant est rentré dans les bois comme s’il s’agissait de carton. Les lieux sont à l’abri des regards dans une sorte de triangle délimité par la N25 et l’autoroute E411, où le bruit de la destruction des arbres était couvert par celui de ces grands axes routiers. »

Il n’y a personne d’autre que ce riverain empêcheur de couper du bois et la poignée d’ouvriers agricoles, assis sur l’engin ratisseur ou debout, en éclaireurs, équipés de tronçonneuses.

Vincent Denis, le 25 avril 2022

À 9h44, le 101 reçoit un appel dénonçant un « abattage illégal ». Selon Vincent Denis, sur la brèche depuis la mi-février, la Clinique Saint-Pierre d’Ottignies, nouvelle propriétaire des terrains, n’a pas obtenu de permis dans les formes. Pour être précis : l’opération n’a pas été signifiée à la population.

La police arrive 14 minutes après le signalement. Les travaux sont alors interrompus. Les ouvriers demandent à être floutés sur les images. Ils sont de simples exécutants. La confusion règne. Une employée mandatée par la Clinique d’Ottignies arrive avec un papier en main (le permis d’abattage). Cela semble convaincre les policiers, qui entrent en contact avec le commissariat. Et celui-ci est connecté avec les autorités communales. Quoique : on est lundi matin et le lundi, il n’y a pas de permanence à l’urbanisme.

La grosse machine verte s’impatiente. L’abattage reprend assez vite après l’arrivée du combi de police.

Vincent Denis : « Que voulez-vous faire dans ce cas ? Je suis formel et j’en ai les preuves (nous l’avons constaté) : la commune m’a assuré que nous serions prévenus à l’avance de la date d’abattage. Or, elle n’a pas tenu ses engagements. À quoi servent les procédures administratives dans ce cas ? »

Les saignées vues du ciel. © Wavre, Notre Ville.

Le 31 mars 2022, Vincent Denis et le groupe « Wavre, Notre Ville » qui s’est constitué pour défendre l’intérêt des riverains ont été déboutés devant le conseil d’Etat, où ils demandaient la suspension du permis d’abattage. Les avocats, ça coûte cher sur de pareils combats énergivores. Ils n’avaient guère de chance de remporter cette bataille-là. Les riverains s’en remettent dès lors à l’avis du fonctionnaire délégué de la Région wallonne. L’équivalent d’un juge de paix, version administrative. En théorie, il a 30 jours pour statuer.

« Les travaux sont postposés. L’auteur de projet nous informera dès qu’une nouvelle date sera fixée », écrit la commune. Vincent Denis reçoit ce mail avec méfiance. Mais a priori, il a de quoi être rassuré : il y a encore une marge de négociation et il sera prévenu de la date des travaux.

Ce ne sera pas le cas. Le lundi 25 avril à 12h10, des bandes de bois sont ratiboisées.

Pourquoi, au juste ? Officiellement, il s’agirait de permettre des coups de sonde dans le sol, en vue de la construction de l’hôpital. Pour ce chantier colossal, c’est sûr, il n’y a pas encore de permis, ni même de consultation de la population; on n’en est qu’au stade des études d’incidences environnementales. Sonder le sol ? Vincent Denis balaie d’un revers de la main: il suffisait de sonder au niveau des champs, sans toucher aux arbres, dit-il.

« C’est pernicieux, comme mode de fonctionnement, poursuit notre cycliste. L’investisseur saucissonne le dossier. Il introduit un petit permis, puis l’autre, afin de créer une situation de fait, irréversible à ses yeux. »

En clair, casser du bois, cela consisterait à dire : maintenant que c’est fait, allons de l’avant.

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éPISODE 4

val d'argent

octobre 2022

Sur les hauteurs de Wavre, au Sud, il doit y avoir un nouvel hôpital. Au Nord, les grandes manœuvres immobilières continuent aussi. Un des derniers terrains « stratégiques » a été cédé à un promoteur chargé d’étendre le zoning menant à GSK. Cela dit, la ville de Wavre navigue à vue : elle ne dispose toujours pas d’un Schéma de développement communal.

Philippe Engels, Raphaële Buxant, Thomas Haulotte

La Bawette. C’est ici que la ville de Wavre a accepté l’extension de son zoning nord.

Gouverner, c’est prévoir. Le mardi 19 juin 2018, la bourgmestre MR de Wavre Françoise Pigeolet a relu ses classiques et elle se jette à l’eau. Cette ancienne directrice de l’administration provinciale s’engage à réaliser ce que ses prédécesseurs libéraux Charles Aubecq et Charles Michel ont omis de mettre à l’agenda dans la capitale politique du Brabant wallon, dirigée par les « bleus » depuis 1983. Juste avant le passage aux urnes, Françoise Pigeolet sort des armoires le projet d’un « Schéma de développement communal ». Le SDC ? Un outil urbanistique essentiel pour les villes qui veulent contrôler leur aménagement du territoire. Comme le prévoit le décret régional qui l’a formatté, ce document fixe des priorités, une stratégie. Il est une sorte de tableau de bord en termes de développement du commerce, des pôles de logement ou des axes de mobilité. À l’époque, la bourgmestre libérale lance un marché public pour désigner le bureau d’urbanisme qui rédigera ce SDC.

 

En octobre 2018, Françoise Pigeolet résiste à la déroute relative du MR aux élections communales (de 55,1 à 40,6%). Le Premier ministre Charles Michel s’en va à la présidence du Conseil européen. Et la bourgmestre faisant fonction devient effective. La Libre Belgique du 21 mars 2019 constate alors que « ça bouge à Wavre ». La ville va donner la parole à ses citoyens, écrit le quotidien. Enseignante de formation, la maïeure reconduite confirme qu’elle souhaite un schéma directeur pour son développement. « Je veux garder la maîtrise sur les décisions de l’aménagement du territoire », dit-elle. Les promoteurs immobiliers et les firmes de construction à leur service peuvent a priori ranger leurs grues. Les habitants, eux, seront consultés avant toute décision d’ampleur. Ceux qui ont les pieds dans l’eau à chaque crue significative de la Dyle doivent imaginer des temps meilleurs. Ouf !

Les deux versants

Ouf ? Comme on le ressent depuis l’autoroute E411, Wavre s’est fortement densifiée au creux de ses deux vallons. Le bâti est serré au centre. Là, sur les deux versants, aussi, la bétonisation a augmenté à grande vitesse. L’un est orienté vers le Nord, en direction de Bruxelles, sur la rive gauche de la Dyle. Il suffit de grimper à vélo la rue Sainte-Anne pour comprendre la déclivité des lieux. C’est moins sensible via la Nationale 4 qui suit un axe parallèle et mène à la zone économique de Wavre-Nord, mais ici aussi, ça grimpe. À l’opposé, vers le Sud, les cyclistes savent qu’il faut changer de braquet en empruntant la N239 qui relie le centre-ville à la N4 vers Louvain-La-Neuve puis Namur. Cette longue côte peut vous casser les pattes si le vent souffle de face. Un peu plus haut encore, on arrive au site choisi par la Clinique Saint-Pierre pour y déménager son personnel et ses équipements actuellement basés près de la gare d’Ottignies.

Sur les deux versants, le collège communal de Wavre et sa bourgmestre soucieuse de disposer d’un outil de contrôle de la prise de décision ont assez vite démontré leur impatience. Depuis 2018, les engins de construction se sont multipliés sans attendre le fameux SDC. C’est un peu fou : en vingt ans, de 1998 à 2018, la superficie totale des parcelles bâties avait déjà augmenté de 24,7%¹.

Rue Saint-Anne, versant Nord.
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Versant Sud, les champs où va s'installer la Clinique Saint-Pierre

1 Le versant Sud est donc pressenti pour le déménagement de la Clinique St-Pierre d’Ottignies. De discrètes négociations avec sa direction ont assurément commencé ou repris dès le lendemain des élections communales de 2018. En novembre 2020, la ville de Wavre a pu prendre connaissance d’un rapport d’incidences effectué par le bureau d’études namurois XMU Urbanistes, agréé par la Région wallonne. Sur un tel terrain en pente, relève ce document, le nouvel hôpital pourrait générer « un risque accru d’inondation » et une « mise sous pression » du réseau d’égouttage en cas de pluies intenses ou exceptionnelles. En juillet 2021, ce sont des pluies incessantes de cette nature qui ont fait déborder la Dyle. Mais cela n’a pas empêché la bourgmestre MR, ses cinq échevins de la même couleur politique et leur unique collègue socialiste de solliciter le feu vert du conseil communal wavrien – où la majorité peut compter sur 19 sièges sur 31 – sur ce déménagement surprenant. Sauf surprise, le nouvel hôpital devrait ouvrir ses portes en 2028 sur des terres actuellement cultivées ou boisées, pour l’essentiel. Le Domaine du Blé devra migrer vers le Nord, on y reviendra… D’autres terrains acquis par la Clinique auprès de la société immobilière Immobel pourraient plus tard permettre des développements résidentiels dans les environs immédiats. 

Sur un tel terrain en pente, le nouvel hôpital pourrait générer « un risque accru d’inondation » et une « mise sous pression » du réseau d’égouttage.

2 Sur le versant Nord, c’est la même chose. Sans en faire de publicité, la majorité MR-PS au pouvoir à Wavre a vendu en novembre 2021 le terrain réputé « stratégique » que la ville détenait aux abords du zoning de Bierges, au carrefour entre la N4 et la N257, tout proche du siège de la firme GSK et à portée de balles du golf chic du château de la Bawette. Il s’agit d’une zone à bâtir de 17 hectares, soit l’équivalent de 11 terrains de football. La bourgmestre Pigeolet a déclaré ceci, il y a bientôt un an : « Il faut renflouer les caisses de la ville. C’est pour cela que nous vendons. » Ces belles terres arborées avaient été acquises en 2008 par la ville. Elles auraient été revendues avec une plus-value de 5 millions d’euros.

L’acheteur ? Il s’agit d’un autre opérateur public, l’intercommunale inBW, où le MR et le PS occupent une position dominante depuis plusieurs décennies. Un échevin libéral de Wavre siège à son conseil d’administration. Ce CA a été présidé par la populaire Anne Masson (MR), la dauphine de Françoise Pigeolet, durant quelques mois, en 2018-2019. Jusqu’au 1er septembre dernier, le directeur général d’inBW était l’ancien député provincial MR Baudouin le Hardy de Beaulieu. Des membres de sa famille – un véritable groupe d’affaires à l’ancienne, actif surtout dans l’agroalimentaire et l’immobilier – occupent le château de la Bawette et possèdent via la société Golfinger le golf du même nom. Le patron sortant de l’intercommunale à 100% publique a toujours multiplié les casquettes. Exemple : pendant qu’il dirigeait l’inBW, il était aussi l’administrateur délégué de firmes privées, dont une société immobilière établie en Brabant wallon.

On peut dire que l’achat/revente de ce beau terrain calé entre le zoning et le golf réunissait autour de la même table diverses parties amies. 

Ces 17 hectares serviront à étendre le zoning Nord de Wavre sous la forme d’une « Biotech Valley », où des PME pourront incuber au calme (enfin, il leur faudra sans doute se farcir de gros bouchons sur ces  routes particulièrement encombrées). Une partie du site permettra de re-localiser le Domaine du Blé, un hôtel et une boite de nuit aujourd’hui installés là où la Clinique Saint-Pierre va migrer et où le… MR a fixé son QG festif. Joli coup : le Domaine sera choyé aux abords du golf de la Bawette. Le promoteur choisi par l’intercommunale pour piloter le projet (et engranger des dividendes) est apprécié en ce moment à Wavre. Il s’agit de la société BVI.EU, notamment désignée pour développer le nouveau zoning situé en face du parc d’attractions Walibi. 

Photos 1-2-3 : Tout près de la  Nationale 4, sur le zoning Nord qui mène vers GSK, un panneau annonce la future extension de cette zone économique.

Photos 4-5-6 : Ce terrain de 17 hectares est mitoyen au golf de la Bawette.

des doutes sur la procédure

L’opposition cdH² avait été la seule à s’opposer formellement au projet de déménagement de la Clinique Saint-Pierre. Dans le cas de ces 11 terrains de football du zoning Nord, seul Ecolo a voté contre la vente de l’automne 2021. « Comment l’opérateur BVI.EU a-t-il été choisi ? Un marché public a-t-il été organisé ? Combien y a-t-il eu de soumissionnaires pour répondre à ce marché ? Quels étaient les autres ? », ont interrogé au début de 2022 les conseillers communaux Ecolo Bastian Petter et Christophe Lejeune. « Pourquoi la ville n’a-t-elle pas attendu de disposer d’un Schéma de développement communal avant de choisir l’affectation de ce terrain qui aurait pu accueillir 200 maisons avec jardin, tel que le prévoient les normes en vigueur à Wavre ? », ont-ils demandé. Avant l’annonce de sa démission pour des « raisons de santé », le 7 octobre dernier, Françoise Pigeolet n’avait pas répondu à ces questions piquantes. La nouvelle bourgmestre Anne Masson, n°2 en voix de préférence sur la liste du MR aux dernières élections et qui sera officiellement désignée le 22 novembre, n’a pas répondu à notre demande de rendez-vous. À ce stade, comme l’indique le site officiel de la ville, le bureau d’études chargé de rédiger le Schéma de développement communal n’a pas encore été désigné.

C’est le DG de l’intercommunale InBW qui a coordonné l’achat du terrain de la Bawette. Dans une autre vie, il gère aussi une société immobilière et sa famille contrôle le golf de la Bawette.

Comment le promoteur a-t-il été choisi ? Un marché public a-t-il été organisé ?

Quand ces terres-là auront été bétonnisées et si l’on considère que le golf de la Bawette restera un espace clos, il n’y aura plus beaucoup de zones vertes le long de la Nationale 4 qui établit la jonction entre le zoning Nord de Wavre et son centre-ville. Juste sous la vallée de la Biotech, le lieu-dit Le Champ Saint-Anne est devenu le « village Matexi ». Quelque 35 hectares sont en passe d’être totalement lotis. Plus de 600 logements, à terme. Une dominante : la brique jaune ou rouge. Ces dernières semaines, les habitants de Wavre ont appris que la société Matexi voulait tracer une route pour faciliter les accès au « village ». Des hêtres majestueux du bois de Beumont semblent menacés. Cela grogne sur ce versant Nord, où les défenseurs de la nature disent avoir réuni plus de 500 signatures en quelques jours sous le texte d’une pétition critique.

« Bienvenue dans votre quartier », dit Matexi. Sur les hauteurs de Wavre, cette ville dans la ville grossit. Près du bois de Beumont, les habitants défendent leur environnement.

Du logement abordable au Val Véna ? 346 100 euros tout de même pour un 99 m².

Un peu plus bas que ce village Matexi, en bordure de la N4, le Val Véna a transformé la mini-cité chère à l’artiste Jean-Michel Folon en un luxueux domaine de maisons ou appartements d’un blanc étincelant. On y trouve un peu de logement à prix moyen. Mais aussi des appartements de 99 mètres carrés et deux chambres vendus à 346.100 euros. Un prix hors frais et auquel il faut rajouter les suppléments rendus obligatoires par le promoteur Thomas & Piron pour le garage et la cave, comme l’a relevé Le Soir Immo du 2 juin dernier, parlant d’une manière générale de « logements abordables ».

Aux bords de la Dyle, enfin, l’avant-projet de la « Rive Verte » a été présenté aux riverains en mai dernier. Sur une friche de 6 hectares, 335 logements sont planifiés. Le centre sportif de Wavre est tout proche. Ici, au moins, les candidats acheteurs auront été prévenus deux fois plutôt qu’une : les terrains de sport voisins figurent dans une zone inondable ; ils ont pris l’eau il y a un peu plus d’un an.

 ¹ Source : CAPRu (Cellule d’analyse et de prospective en matière de ruralité).

² Aujourd’hui Les Engagés.

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éPISODE 5

Après moi, la douche

Mars 2023

Que ce soit pour le centre d’Ottignies, autour de la gare, ou pour le site du nouvel hôpital de Wavre, les sociétés immobilières dictent leur loi dès qu’elles ont l’emprise sur les terrains. Ce sont elles qui orientent les choix d’urbanisme. Pour les nuisances à venir, les dégâts annoncés des prochaines inondations, par exemple, ce sera aux gestionnaires publics d’assumer. Cette logique financière reste à l’œuvre dans la vallée de la Dyle malgré les nouveaux enjeux climatiques. Les bourgmestres acceptent ces règles du jeu. La Région wallonne, aussi. Une députée de la majorité avertit : on prend de gros risques.

Philippe Engels, Raphaële Buxant, Thomas Haulotte

« Partie de Monopoly sur ottignies »

Nous sommes le jeudi 22 septembre 2016. Dans la grande salle du Cinescope, la journaliste Laurence de Hemptinne a réuni « tout le gratin politique et immobilier », comme l’écrira le quotidien – La Libre – où elle est chargée des pages immobilières. Les Séminaires de Laurence de Hemptinne, c’est quelque chose. 300 invités ont répondu présents, ce jour-là, à Louvain-la-Neuve. Le site internet de l’organisatrice rappelle qu’elle a créé l’événement en 1996 :

« Editions & Séminaires organise quatre à cinq grandes conférences par an principalement dédiées à l’immobilier d’entreprise et réunissant des orateurs de haut niveau. »

Chez Laurence de Hemptinne, elle-même administratrice d’une société immobilière cotée en bourse, à l’époque, on sent l’esprit de club. Tiens, dans La Libre Immo qui relate l’édition de septembre 2016, consacrée au futur paysage urbanistique et immobilier en Wallonie, un beau carnet photo immortalise le bourgmestre de Braine-l’Alleud en compagnie de l’administrateur délégué de Thomas & Piron. Réunis par l’organisatrice, le maire de Tubize prend aussi la pose aux côtés du CEO d’Atenor. Le ministre MR de la Mobilité s’affiche tout sourire aux côtés du directeur général de l’intercommunale IBW Baudouin le Hardÿ de Beaulieu, membre lui aussi du MR. La presse, la politique et l’immobilier font bon ménage. Des journalistes « spécialisés » adoubent les promoteurs. Ils présentent les projets immobiliers les plus hype comme s’il s’agissait d’une brochure de présentation d’Eurodisney. Laurence de Hemptinne et Baudouin le Hardÿ de Beaulieu, mariés et habitant le Brabant wallon, aiment cet univers glamour où notre intérêt collectif est confié aux grandes firmes privées.

Ce jeudi-là, tout n’est pas rose, cela dit. Autour des chantiers à venir sur l’entité d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, par exemple, la ville brabançonne et l’UCL s’écharpent en public. Sur le ton piquant de l’allusion, le bourgmestre écologiste de l’époque, Jean-Luc Roland, titille le représentant de l’université, Philippe Barras, le patron de sa filiale immobilière (l’INESU), en lui reprochant de chercher à valoriser ses terrains néo-louvanistes sans prendre en charge l’aménagement des voiries, par exemple. Surtout, le bourgmestre exprime son regret que davantage d’argent public ne vienne pas soutenir le centre d’Ottignies, où vit une population moins aisée. Le quartier de la gare ottintoise est évoqué avec insistance par Jean-Luc Roland. Il faut y investir enfin, dit-il ! C’est la priorité, à ses yeux. Au cours des quinze années précédentes, Roland a constaté que Liège et Mons avaient été avantagées en bénéficiant d’une gare monumentale dessinée par l’architecte espagnol Santiago Calatrava. Il veut son dû pour « sa » ville. Et il va chercher l’argent où il se trouve.

Pour titiller l’UCL et aussi la SNCB, le mandataire local met en avant la dynamique qu’il rêve d’insuffler au cœur d’Ottignies. Pense-t-il que le lieu et l’endroit sont propices aux confidences ?  « Il faut recomposer le centre d’Ottignies, autour de sa gare ! », dit-il. Dans ce discours du 22 septembre 2016, le bourgmestre écologiste priorise les investissements, privilégie désormais le développement d’Ottignies plutôt que celui de Louvain-la-Neuve et donne de fait les clés du quartier stratégique de la gare au géant de la construction Ackermans & van Haaren (AvH). AvH ? Une société holding dont le champ d’action démarre aux activités de préparation des sols et s’étend jusqu’à la promotion immobilière. Une véritable pieuvre, qui a décroché de nombreux contrats près des gares wallonnes au cours de ces vingt dernières années. Le bourgmestre Roland sait que le groupe AvH et ses filiales CFE (construction) ou BPI (promotion immobilière) ont non seulement des velléités d’investissement, mais aussi le contrôle d’un terrain de 11 ha idéalement placé, à cinq cents mètres de la gare d’Ottignies : un ancien bâtiment industriel appartenant à la firme Benelmat, rachetée de manière opportune quelques années avant ça.

Le site Benelmat (Samaya), à deux pas de la gare d'Ottignies.

S’adressant aux promoteurs et aux investisseurs réunis au Cinescope de Louvain-la-Neuve, parmi lesquels des représentants d’AvH, comme l’indique Le Soir du 26 septembre 2016, Jean-Luc Roland déclare qu’il faut aménager en priorité la zone de 20 hectares autour de la gare, dont « 11 hectares appartiennent à CFE ». Comment ? À l’époque, il n’est pas encore question d’un éco-quartier. La mobilité reste problématique aux abords des quais. Elle apparaît comme le prétexte d’études réalisées au préalable par le bureau d’études Transitec, entre autres. Chez Laurence de Hemptinne et son mari Baudouin le Hardÿ de Beaulieu, actif lui et sa famille dans l’immobilier en Brabant wallon, Jean-Luc Roland détaille comment les études de faisabilité d’un bel aménagement autour de la gare ottintoise ont été menées et qui les a financées. Le bourgmestre indique avoir commandé une étude de mobilité « plus fine que le Plan Communal de Mobilité » à la firme qui a réalisé ce PCM (Transitec). « Cette étude a été financée par trois intervenants, dit-il : la société CFE, la Région wallonne et la ville d’Ottignies-Louvain-la-Neuve. » CFE finance une étude de mobilité ? Rappelons que CFE, c’est le groupe AvH et que celui-ci possède des terrains bien placés. Parallèlement, le bourgmestre vert ajoute que le master plan de la gare a été confié à la filiale de la SNCB Eurogare. Il n’insiste pas. Il sait pourquoi. Au même moment, suite à un audit massacrant de juin 2015, une enquête judiciaire vient d’être ouverte en raison de soupçons de corruption et de favoritisme dans la manière d’attribuer les marchés au sein de cette filiale ferroviaire.

Résumons. Un groupe privé omniprésent dans le secteur du bâtiment et de la promotion immobilière (Ackermans & van Haaren) possède un terrain stratégique à courte distance de la 1ère gare de Wallonie en flux de passagers. Les autorités communales l’impliquent dans des études de mobilité. On confie à une société douteuse du groupe SNCB un plan global d’aménagement du territoire. Et ça mène à quoi ? C’était simple à prédire. Le 21 avril 2017, la presse quotidienne annonce « une première en Wallonie » : « La ville d’Ottignies va avoir son quartier durable. » Et l’heureux élu est dévoilé par le bourgmestre d’Ottignies et son échevin de l’Urbanisme Cédric du Monceau (cdH/Les Engagés). Tadaaa… Ce sera le promoteur immobilier BPI, détenu par le fameux groupe AvH. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Pour le géant de la brique, l’affaire est juteuse puisqu’au départ d’un site industriel désaffecté qu’il a racheté au bon moment, il va pouvoir construire et promouvoir un total de 900 logements accessibles à pied depuis une belle gare reliftée.

« J’en ai parlé avec le docteur Pierre »

Petit saut dans l’espace et le temps. Nous sommes en 2018-2019, sur le site de la Clinique Saint-Pierre d’Ottignies. La gare en plein développement et l’hôpital voisin sont distants d’à peine 500 mètres. Les années passent et, auprès des autorités communales, la direction du principal centre hospitalier de la région regrette de n’avoir obtenu aucune réponse convaincante à ses demandes d’extension. Le premier choix de la Clinique, qui a le statut d’asbl et qui est gérée comme une entreprise privée, c’est de moderniser ses équipements sur place. Saint-Pierre occupe à Ottignies un site de 7,5 hectares. Il lui en faudrait 2,5 de plus. Le directeur Philippe Pierre l’a rappelé à plusieurs reprises, les progrès de la science sont tels que les installations existantes sont dépassées. La taille des chambres serait trop petite ; la structure du bâtiment, la hauteur sous plafond, ne conviendraient plus. Le site n’est pas si ancien. Il date de 1973 et des investissements de modernisation sont consentis de manière régulière. Le dernier en date, en 2017. Juste à l’arrière du site, il y a des champs. Les possibilités d’extension existent donc. Et puis il y a une certaine logique à rester sur place puisque la gare RER toute proche va monter en puissance et que le réseau de bus va s’améliorer. Toutefois, aucun compromis ne sera trouvé avec les autorités municipales. Encore aujourd’hui, les raisons précises du désaccord restent floues.

La clinique St Pierre actuelle, à Ottignies
Le futur "hôpital dans son jardin", à Wavre

Agrandir un hôpital, l’insérer au mieux sur un territoire, réfléchir aux questions de mobilité dans son périmètre d’action et anticiper les nuisances liées à son exploitation : on pourrait imaginer que ce type de questions se règlent avant tout dans la sphère publique. D’abord à l’échelon communal et, idéalement, sous la supervision des autorités politiques régionales. Même chose lorsqu’il s’agit de redessiner le cœur d’une ville autour d’une gare importante. Ce sont des enjeux qui impactent une large population. Mais rien de tel en Brabant wallon. Si la Clinique Saint-Pierre d’Ottignies a choisi de migrer vers Wavre, c’est parce qu’un autre promoteur immobilier, Immobel, l’un des principaux rivaux d’AvH/BPI sur le sol belge, a proposé ses terrains acquis en toute discrétion sur le bassin versant sud de la Dyle. Plusieurs témoins de ces grandes manœuvres en attestent sous le couvert de l’anonymat : la nature de la décision est purement financière. N’y cherchons aucun sens de la planification territoriale, aucune rationalité sur un plan stratégique, aucune préoccupation de transparence sur un plan démocratique. Parcelles après parcelles, Immobel a pris le contrôle de plusieurs dizaines d’hectares de terres agricoles au croisement entre l’autoroute E411 et la Nationale 25 en direction de Louvain.

Wavre. Le site du futur hôpital (en vert) acquis par Immobel puis revendu à la Clinique St Pierre. Le site couvre 18,9% de la ZACC Bouleaux/Louvranges

La firme bruxelloise en a vendu une partie – au minimum 23,33 hectares – à l’asbl Clinique Saint-Pierre. Et d’un seul coup le déménagement sur les hauteurs de Wavre s’est dessiné. Saint-Pierre se coupe en deux. Il subsistera à Ottignies un centre de soins pour personnes âgées, un grand parking et, qui sait ?, quelques nouvelles constructions. Tandis que les terres vertes fournies par Immobel céderont la place à un grand parking et à un hôpital au rayonnement accru, mais dont le nombre de chambres restera quasi identique voire en baisse. Ce sont les firmes de construction qui doivent se frotter les mains… Qui a connecté l’asbl hospitalière et la direction d’Immobel ? Y a-t-il eu des intermédiaires politiques ? Des connections discrètes se sont-elles nouées en marge d’un séminaire immobilier ou lors d’un moment de détente au Golf du Château de la Bawette, situé sur l’autre rive de la Dyle et qui appartient à la famille le Hardÿ de Beaulieu ?

« Pourquoi tu pars ? »

À chaque présentation publique de son projet d’hôpital, surtout après les inondations de l’été 2021, le Dr Philippe Pierre a dû affronter des questions piquantes sur les motivations du déménagement. Il a toujours refusé d’indiquer le prix d’achat des terrains acquis à Wavre auprès d’Immobel. Interrogé sur la plus-value qu’aurait réalisée la société immobilière à l’occasion de l’opération d’achat-revente, le médecin a eu cette réponse énigmatique : « Je ne connais pas le prix auquel ils ont acheté. S’il y a eu magouille, je ne le saurai jamais. » Sous-entendu, on avance et on ferme les yeux.

Treize sites pressentis pour le futur hôpital. Le n°13 l'emportera. Et non le n°9, près du P+R de LLN.

La nature exacte de la transaction et l’identité de l’intermédiaire financier étaient restées longtemps confidentielles. Le 3 octobre 2018, onze jours avant les élections communales, le quotidien régional L’Avenir avait dévoilé le déménagement à Wavre. « Cette fois, c’est décidé, la Clinique Saint-Pierre va quitter Ottignies-Louvain-la-Neuve. » Il y avait pas mal de détails dans cet article et dans les autres qui ont suivi, mais aucune mention d’Immobel. Idem cinq jours plus tard lorsque le 1er échevin d’Ottignies, Cédric du Monceau, en charge de l’urbanisme, déclare lors d’une conférence de presse que « l’information l’a fait bondir », qu’ « il ne s’avoue pas vaincu » et qu’il fera tout pour éviter le déménagement à Wavre. « J’en ai parlé avec le docteur Pierre et il m’a assuré que rien n’était fait, rien n’était figé. » En avril 2019, quand la Clinique a appris qu’un subside de 140,9 millions d’euros allait lui être accordé, en vertu d’un plan fédéral de modernisation des infrastructures hospitalières, rien n’a filtré non plus quant à l’achat des terrains wavriens auprès d’Immobel. On est alors à un mois des élections régionales. Y avait-il des choses à cacher ?

Finalement, il faudra attendre juillet 2019, après le passage aux urnes, pour que l’information soit enfin communiquée aux médias et aux riverains. C’est suivi d’une communication relative à la procédure de sélection du site retenu pour le déménagement. Là, on est déjà en décembre 2020. Selon la direction de Saint-Pierre, treize sites répondaient aux critères de sélection. Pour l’essentiel, il fallait disposer d’une réserve foncière d’au moins dix hectares, être localisé au sein du bi-pôle Wavre/Ottignies-Louvain-la-Neuve, bénéficier des accords d’urbanisation et se situer à maximum 1.000 mètres d’axes de communication d’envergure. Pour de nombreux observateurs, un site parmi les treize disposait d’un avantage comparatif conséquent : un terrain plat de 29,25 hectares localisé entre l’autoroute E411 et l’entrée principale de Louvain-la-Neuve, à cent mètres d’un parking SNCB boudé par les utilisateurs du train. Il a été écarté « parce que l’UCLouvain avait d’autres visées pour ce terrain », lit-on dans le projet d’investissement. C’est donc le site offert sur un plateau d’argent par Immobel qui a été retenu. Fin d’un faux suspense : n’en déplaise à l’échevin du Monceau, le choix était figé depuis au minimum deux ans.

Des conclusions « étonnantes » »

De l’argent public pour financer un hôpital privé sans que le choix de l’implantation ne soit ouvert à un réel débat public, est-ce légal ? « Euh, je ne peux vous répondre pour des raisons de déontologie. J’ai plusieurs firmes actives dans l’immobilier parmi ma clientèle. J’ai pu vous aider dans le passé, mais là, c’est compliqué », indique un des avocats spécialisés dans le droit public et administratif à qui nous avons posé la question. « C’est une matière ardue. Il y a une forme de vide juridique sur ce sujet », répond un autre. Depuis 2014, sur le territoire wallon, toute personne physique (un particulier) ou morale (une entreprise) qui détient un minimum de deux hectares de terrain, d’un seul tenant, peut proposer un « schéma d’orientation local » (un SOL). Il doit le soumettre au pouvoir communal concerné. Et celui-ci est tenu d’en vérifier la conformité avec les règles existantes à l’échelle de la Région wallonne. Les pouvoirs publics peuvent ensuite recommander, cadrer, voire refuser. Ils le doivent même, s’ils veulent assumer leurs responsabilités.

« La démocratie et l’intérêt collectif ne sont pas la somme des intérêts individuels », commente la députée régionale Veronica Cremasco (Ecolo), ingénieure architecte de formation et présidente de la commission de l’Économie, de l’Aménagement du territoire et de l’Agriculture au Parlement wallon lorsqu’on lui demande son avis sur les schémas d’urbanisation. « La vision à large spectre d’un territoire est indispensable, les objectifs  doivent rester aux mains des politiques, la façon d’y arriver dans celles des urbanistes qui concrétisent ceux-ci dans des schémas . Le schéma d’orientation local à l’échelle d’un quartier ou le schéma de développement communal sont des outils qui ont pour vocation de définir des objectifs d’un développement territorial équilibré, qualitatif : perméabilité des sols, lutte contre les inondations, préservation de la terre agricole, densité et qualité de l’habitat, etc. Sauf que dans les faits, dit-elle, on reste souvent dans les anciens modèles qui figent un projet immobilier, plutôt que d’arbitrer des enjeux, de définir des objectifs Si un avant-projet de SOL est déposé et qu’il n’a pour but que de concrétiser un projet privé, ou public d’ailleurs,  il est difficile voire impossible de le remettre en question dans ses fondements. Il est alors trop tard et on a loupé le débat de fond sur des enjeux vitaux d’utilisation de la ressource terrienne. »

En l’occurrence, la Clinique Saint-Pierre semble dans les clous en ce qui concerne la procédure. En janvier 2020, elle a déposé un avant-projet de schéma d’orientation local, relatif à ses plans d’ « hôpital dans un jardin ». Le boulot d’emballage a été confié au bureau d’urbanisme Agora, agréé par la Région wallonne. Celui-ci est chargé de plusieurs missions du même type dans plusieurs villes ou communes de Wallonie. Via le phénomène bien connu du ruissellement des eaux, lié à la bétonisation de terres vertes, le nouveau hub hospitalier du Brabant wallon risque-t-il d’augmenter le flux d’eau qui fait sortir la Dyle de son lit à chaque épisode de pluies intenses voire exceptionnelles ? Depuis la première mouture du SOL concocté pour Saint-Pierre, Agora se montre rassurant à cet égard. En direction du nord, où coule la Dyle, 2.000 mètres plus bas, « le périmètre présente un risque de ruissellement concentré faible », estime le bureau agréé. Ce n’est pas ce que pensent les experts mobilisés pour une première étude d’incidences environnementales, dévoilée en novembre 2020 et réalisée par le bureau namurois XMU. « Les égouts unitaires (de la ville) pourraient être surchargés et mis sous pression » et il y aura un « risque accru d’inondations » suite à l’implantation d’un nouvel hôpital, ont relevé les spécialistes du bureau XMU Urbanistes. Fait rare, ils se permettent de critiquer le SOL : « Ses conclusions à ce sujet sont étonnantes. », peut-on lire en page 68 de l’étude d’incidences.

Au Nord comme au Sud, des urbanisations d'ampleur sur les plateaux surplombant la vallée de la Dyle, vers laquelle s'écoulent les eaux.

Étonnantes » rime avec imprudentes. Mais Agora n’a pas changé son schéma d’orientation au cours des mois qui ont suivi. La direction politique de la ville de Wavre n’y a rien trouvé à redire. Et la bourgmestre de l’époque Françoise Pigeolet (MR) a fait valider le document au conseil communal du 29 juin 2021. Quelques jours plus tard, des trombes d’eau assaillaient la Cité du Maca. La Dyle débordait comme jamais. Cela n’a pas empêché le ministre wallon de l’Aménagement du territoire Willy Borsus (MR) de donner lui aussi son accord, le 13 octobre 2021, au projet de SOL relatif au transfert de Saint-Pierre sur les collines de Wavre. On en est aujourd’hui au stade de la consultation. Ensuite viendra la demande de permis pour construire.

Même la direction de la Clinique ne semble pas sûre de son coup. Voici ce qu’a écrit le docteur Philippe Pierre dans une publication interne qui a circulé en décembre dernier : « De par les essais de sol du 16 mai 2022, nous disposons de certaines informations sur le sous-sol présent. (…) Dont la présence entre -1,5m et -5m sous la surface d’une couche argilo- ou sablo-limoneuse présentant une perméabilité peu élevée (…) corroborant les écoulements importants de l’été dernier en contre-bas du terrain vers les habitations voisines. »

Si les travaux ne sont pas compromis par la hausse des prix, ce qui a forcé la Clinique à revoir ses plans à la fin de l’été 2022, les pelleteuses devraient entrer en action à la fin de cette année. L’inauguration a été annoncée en 2028. Comme pour marquer son territoire, la Clinique a déjà opéré d’étonnantes saignées – sans permis ad hoc – dans les bois qui laisseront place au nouvel hôpital et à ses énormes parkings.

Ni le SOL réalisé par le bureau Agora, ni même l’étude d’incidences environnementales de XMU Urbanistes n’intègrent les effets dérivés du déménagement : à savoir, le boom immobilier qu’il devrait stimuler dans les parages immédiats. Les observations faites à ce stade négligent le fait que l’arrivée du centre hospitalier va sans doute générer une phase supplémentaire d’urbanisation après l’inauguration. D’autres terres vont être bétonnées. Pour y accueillir des commerces, du résidentiel, de nouvelles voiries. Comme en témoigne la députée écologiste Veronica Cremasco dans la vidéo ci-dessus, ça s’est passé comme cela sur les hauteurs du MontLégia, à Liège, qui accueille depuis le mois de mars 2020 le plus grand hôpital de la région. Un projet immobilier de cette taille a en général un effet tâche d’huile. Il suscite un petit projet voisin, puis une route pour le connecter, et ainsi de suite.  Au sud de Wavre, le SOL poussé par la Clinique Saint-Pierre va notamment actionner la mise en œuvre d’une « zone d’aménagement communal concerté » (ZAAC) d’un total de 86,06 hectares. Cette gigantesque zone à bâtir était en latence depuis plusieurs décennies. Même partielle, l’artificialisation de ces sols agricoles rares ne va pas vraiment dans le sens du « stop béton » décrété par la Région wallonne à partir de 2030. D’ici là, il s’en écouleront des millions de litres d’eau, sous les ponts de la Dyle.

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