2. La piste de l’incendie volontaire

MARS 2022

Philippe Engels

Images et mise en page : Thomas Haulotte

Recherche documentaire : Raphaële Buxant

Le 10 janvier 2020, jour de l’incendie, il n’y a pas eu d’intrusion dans l’usine chimique de Realco, à Louvain-La-Neuve. Aucune déficience électrique n’apparaît non plus. Il est possible qu’un incident au niveau des stocks ait pu provoquer une réaction chimique entre des substances entrées en contact de manière fortuite. Mais en pleine nuit, comment croire ça ? Par élimination, il reste le scénario d’un acte volontaire. Entre les lignes, c’est ce qui ressort de l’étude d’un bureau d’expertise indépendant, restée secrète jusqu’à aujourd’hui.

Photo prise du côté de l’avenue Einstein la nuit de l’incendie. © D.R./RTBF

La nuit de l'incendie

4h29

SMS reçu par trois responsables de Realco au moment de l’incendie.

Vendredi 10 janvier 2020, 4h29. Les entrepôts de la firme Realco, qualifiés d’obsolètes par leurs dirigeants dans plusieurs communications internes et externes, brûlent depuis plusieurs minutes. Au bord de la Nationale 4 qui relie Louvain-La-Neuve à Wavre, l’alarme incendie de ce site chimique s’enclenche. Le dispositif est le suivant : la firme spécialisée G4S avertit les secours et elle prévient par des sms insistants trois cadres désignés de Realco. Des camions-pompiers arrivent dans les minutes qui suivent aux abords de l’incendie. La caserne de Wavre est située à moins de quatre kilomètres de là, elle aussi sur l’axe rectiligne de la N4. La première personne à contacter sur la liste dressée par la société néo-louvaniste, elle, coupe son gsm et néglige l’appel. Ce contremaître croit à une défaillance technique de l’alarme anti-intrusion, apparemment peu fiable. Sur Facebook, un de ses amis cherche à le réconforter, le soir-même. Le contremaître de Realco répond ceci : « Ça va mettre du temps, mais on y arrivera avec plus de sécurité. » Suit un smiley clin d’œil.

5h

Aux alentours de 5h, le même jour. Les pompiers n’ont pas de vision ultra-précise du danger. Le chef des opérations, le colonel Philippe Vos de Wael déclare aujourd’hui qu’il savait qu’il y avait des « produits dangereux », mais qu’il ne connaissait pas « les stocks à l’instant T ». Contrairement aux sites répertoriés « Seveso », il n’existe pas à intervalles réguliers de simulation d’accident chimique, par exemple. Près du Mans, en France, une firme de taille comparable active dans le même segment de marché procède annuellement à un exercice d’évacuation intégrant les populations environnantes.

Cette nuit-là, le long de la N4, les secours d’urgence cherchent à protéger deux zones. D’une part, le bâtiment récent où se trouvent les bureaux et les labos de recherche. Datant de 2017, il sera préservé. D’autre part, la partie des entrepôts où se trouvent les produits les plus dangereux. Mais au fait, les pompiers n’ont guère le choix. Des flammes particulièrement élevées les obligent à renforcer leur action sur la face de l’usine qui est orientée vers la route nationale, située à une bonne dizaine de mètres. C’est là qu’auraient été stockés certains produits comburants de la marque Splash (lire le volet 1 de notre enquête). Les pompiers ignorent combien il y en a face à eux et ce qui risque de leur éclater à la figure.

5h

11h

Le 5 septembre 2019, les pompiers demandent à l’entreprise de se mettre en conformité dans les 6 mois.

Cela dure ainsi des heures. Dans l’urgence, il est bien entendu trop tard pour s’interroger sur les failles apparues lors d’une inspection opérée par la zone de secours du Brabant wallon, le 5 septembre 2019. Cette visite ne concernait que le bâtiment le plus récent. L’aile administrative et technique, donc. Realco avait reçu six mois pour se conformer aux demandes du chef des pompiers de Wavre. Sans quoi un avis défavorable à la poursuite de ses activités lui serait signifié. Parmi les « prescriptions à respecter », indique ce document de neuf pages, ponctué par l’équivalent d’un feu orange : « Faire réceptionner l’alarme incendie » par une firme agréée. Étrangement, en décembre 2019, la zone de secours du Brabant wallon a ensuite demandé à Realco de ne plus passer par elle en cas d’alerte incendie – d’où le recours à la firme G4S. Elle s’estimait dérangée par des alarmes intempestives.

Aux enquêteurs de la police locale, le CEO de Realco George Blackman a déclaré dans l’après-midi du 10 janvier 2020 qu’il avait été « le premier étonné » par cette demande des pompiers « que nous ne soyons plus directement raccordés chez eux ». Il a affirmé lors de la même audition qu’« à la dernière visite de contrôle des pompiers », « tout était en ordre » et que sa société possédait un permis d’environnement lui aussi « en ordre ». Au commissariat, George Blackman était accompagné de son directeur de production Philippe Demyttenaere. Ingénieur chimiste, ce dernier est souvent considéré comme « le » cerveau de la firme. 

18h

Le feu s’est calmé durant cet après-midi du vendredi 10 janvier 2020. Il n’y a pas eu de victime. Plusieurs acteurs ou témoins des opérations de secours, puis du déblaiement des décombres, font état du chaos qui a régné durant plusieurs semaines parmi ces entrepôts calcinés, où des produits très toxiques ont pénétré le sol détrempé par des pluies incessantes. Plus d’un mois après l’incendie, la cargaison d’un camion chargé d’évacuer les produits chimiques a pris feu en pleine route.

Le parquet de Nivelles n’a pas désigné de juge d’instruction. C’est le rapport de l’expert judiciaire Nicola Blasioli qui a orienté l’enquête pénale, dit une magistrate. Plusieurs documents que nous avons pu lire démontrent que sa thèse initiale est celle d’un simple accident. Sur la base de la vidéo filmée par un passant, postée sur Youtube, il a estimé que le feu s’est propagé au départ de la zone adjacente à la Nationale 4, où les flammes étaient les plus hautes. Près des produits chlorés, donc. Au nord-ouest.

18h

Au coeur de l’usine, là où le feu s’est engagé.

L'ENQUÊTE

7 février 2020

Localisation des différentes zones des entrepôts Realco.

Le 7 février 2020, à 7h30 du matin, une réunion importante a alors lieu sur le site incendié. Sont présents autour de l’expert judiciaire et des responsables de l’enquête policière, la direction de Realco représentée par Gordon Blackman, la compagnie d’assurance Allianz et la firme de démolition De Meuter. Au cours de ce meeting matinal, les échanges vont se tendre autour d’un point sensible : déterminer d’où est parti le feu.

L’ordre de déclenchement des alarmes incendie donne une indication à ce propos. Il s’agit de détecteurs optiques de fumée installés et gérés par la société Numelec. Le 10 janvier, c’est dans la zone des emballages située du côté de l’avenue Einstein qu’ils ont signalé le feu en premier. Puis, juste après, dans la zone des expéditions. Le feu s’étend des portes d’entrée du bâtiment en direction de l’espace de stockage des produits chlorés. Dans un sens allant du sud vers le nord. Soit… tout l’inverse de l’option défendue par l’expert judiciaire. Cela change tout et les mines s’allongent, ce jour-là. Pour faire bref, ces nouveaux éléments posent sur la table l’hypothèse d’un acte volontaire. Selon celle-ci, quelqu’un qui connaissait les lieux a pu se glisser à l’intérieur des entrepôts, d’un endroit où la vue était cachée par un camion de la firme de logistique Van Mieghem, progresser de quelques mètres à peine, provoquer une réaction chimique et se retirer sans mettre ses jours en danger. Il n’y avait pas d’alarme anti-intrusion disposée à cet endroit précis. Le 19 décembre précédent, l’alarme incendie avait été mystérieusement déclenchée au même endroit, à deux reprises sur la même journée.

12 février 2020

On est un mois déjà après le marasme. Le directeur de production de Realco Philippe Demyttenaere a transmis à la bourgmestre d’Ottignies-Louvain-La-Neuve une attestation technique relative « au risque de pollution par les produits ». Il demande aux autorités communales de faire démolir les entrepôts détruits afin de pouvoir en extraire les « cuves, bidons et contenants divers » renfermant des produits « corrosifs et/ou polluants ». Il veut que ça bouge. 

Plusieurs mails, documents ou témoignages que nous avons recueillis laissent comprendre que Realco a jusque-là tardé à fournir aux assurances et aux entreprises sous-traitantes l’état exact de ses stocks. Mais là, la firme néolouvaniste préconise d’un coup de mettre le turbo pour faire place nette. Le 12 février, la bourgmestre Julie Chantry accepte la demande.

Du côté des assureurs, le mercure remonte d’un coup. L’addition promet d’être lourde. L’incertitude quant aux stocks et aux causes de l’incendie génère un fameux cafouillis. Il est question d’une procédure en référé devant les tribunaux civils pour éviter la démolition accélérée, d’un recours à un sapiteur (un expert indépendant désigné par un juge), d’une volonté assez peu partagée de solliciter un regard neuf sur le brûlot. Mais les pelleteuses prennent le dessus, emportant avec elles de possibles pièces à conviction. Au final, l’assureur Allianz paiera les montants négociés avec Realco et ses avocats.Combien exactement ? La direction d’Allianz Benelux refuse d’indiquer le montant. « Contractuellement, nous ne pouvons vous le donner », dit son porte-parole néerlandais Paul Möller.

12 février 2020

Nettoyage des décombres.

mai 2020

 

Combustibles trouvés sur les lieux du sinistre.

Nous avons pu lire les rapports dressés par un bureau d’expertise de Verviers, Rigo & Partners, au printemps 2020. C’est ce bureau qui a été choisi pour apporter un regard neuf et indépendant au dossier. Rigo & Partners a épluché les causes de l’incendie pendant plusieurs semaines. Il y en a quatre. Deux sont évacuées assez vite : la cause électrique et la défaillance d’un chargeur de batteries. 

La troisième explication listée est « l’incompatibilité de produits », mais le bureau verviétois ne s’y attarde guère. Il faut qu’ils soient « malencontreusement » mis en contact, pointe-t-il. Or, il faisait nuit et vu le délai entre le départ des derniers employés et le départ de feu – « soit plus de dix heures » -, cette cause fortuite paraît « difficile à expliquer ». Le rapport final des experts indépendants, daté du 7 mai 2020, ajoute que « selon les informations communiquées, peu (voire pas) de produits incompatibles étaient normalement stockés dans la zone présumée du foyer ».

Reste la piste de l’incendie volontaire. Elle ne peut être écartée, pointent les experts dans leur rapport intermédiaire et aussi au moment de conclure leurs analyses. Ils pointent notamment « la cinétique élevée de l’incendie » et considèrent que des « accélérants liquides » ont pu être utilisés sans laisser de traces.

Le parquet de Nivelles n’a jamais donné de crédit à cette thèse. Fin 2020, l’affaire a été classée sans suite. À ce jour, la justice considère qu’il s’agissait d’un simple accident.

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