le mot de la fin

Le CBTC de Louvain-la-Neuve reste une énigme quant à sa possible reconversion. Il nous paraît évident que ce centre conçu en 2014 et construit à partir de 2017 ne sera jamais le laboratoire belgo-chinois qu’avaient imaginé le gouvernement fédéral, l’exécutif wallon et l’UCLouvain. Le gros œuvre de ce site comptant six bâtiments austères a été stoppé avant terme pendant la pandémie de Covid. Ces derniers mois, des aménagements sont en cours, visant à accueillir un premier locataire. Il s’agit d’une firme spécialisée dans les analyses médicales, dont les managers ont une réputation sulfureuse. L’enjeu pour les investisseurs chinois ? Remplir à tout prix le paquebot vide et éviter un bouillon financier. L’objectif pour les acteurs belges ? Occulter le malaise.

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Épisode 1

Des oies occupent la cité belgo-chinoise

Juin 2022

Philippe Engels, Raphaële Buxant et Thomas Haulotte

Voici le China-Belgium Technology Center (le CBTC, à Louvain-La-Neuve) comme Elio Di Rupo, Julie Chantry et la direction de l’UCLouvain préfèrent ne pas le montrer. L’humidité guette, des oies ont pris place dans le patio extérieur et de petits arbres poussent à travers le béton. Le meilleur de la technologie belge et chinoise, réuni ? À ce stade, le CBTC devient doucement le plus incroyable des grands travaux inutiles.

Les oies sauvages, les canards et les éperviers sont les premiers locataires du fameux CBTC, un ensemble de cinq hauts bâtiments dont l’inauguration avait été annoncée en 2018. Il y a de quoi rire jaune et douter de Wikipedia. Qui dit : « Implanté dans le parc scientifique de Louvain-la-Neuve, le China-Belgium Technology Center est le premier incubateur chinois d’entreprises technologiques en Europe (…) Ce projet permet de faciliter l’entrée des entreprises chinoises en Europe mais aussi l’implantation des sociétés européennes sur le marché chinois. » Autant tordre le cou à un canard, on est loin du compte. Depuis que le vent soutenu des derniers jours a bousculé les barrières métalliques qui « protègent » le site, celui-ci ressemble davantage encore à une cité fantôme. Un parfum d’abandon plane sur les lieux, donnant l’impression qu’ils ont été désertés d’un coup. Le site ressemble aussi à… une réserve naturelle. Les seuls bipèdes qu’on y croise sont pourvus d’ailes. Quand elles ne contrôlent pas les airs, les oies du CBTC campent devant les bâtiments sombres, comme s’il s’agissait de protéger le Capitole. Des rapaces guettent sur des clôtures. Le parking visiteurs est vert comme les champs. De petits arbustes poussent dans la cour centrale. Des taches d’humidité apparaissent sur les murs extérieurs, tagués.

La dernière annonce fracassante d’un ministre, au sujet de cet éden technologique, remonte à novembre dernier. C’est le journal L’Echo, réputé très fiable dans la couverture de l’actualité financière, qui l’a relevée. Le responsable wallon de l’Economie, le libéral Willy Borsus, répondait à une question écrite du parlementaire Olivier Maroy, membre du MR lui aussi et ancien journaliste. Il déclarait ceci : « Le CBTC est actuellement au stade de la réception provisoire du chantier et est donc prêt. Une société qui se présente aujourd’hui pour s’y installer peut être opérationnelle dans les deux prochains mois. Le CBTC est donc bien en mesure d’accueillir des sociétés au premier trimestre 2022. » L’été se profile, les canards prennent toujours plus de risques dans les eaux douteuses du petit bassin proche de l’entrée principale, et il n’y a pas vraiment de firmes innovantes en vue.

« Il y a cinq ans, il n’y en avait que pour le CBTC, à l’UCLouvain, propriétaire des terrains et partenaire historique du projet. Aujourd’hui, plus personne n’en parle. Celles ou ceux qui posent des questions comprennent vite qu’il faut passer au sujet suivant », raconte un professeur d’université.

Le tapis rouge

C’est le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre belge de l’époque Elio Di Rupo qui ont parrainé la signature de la convention ouvrant la voie au centre néolouvaniste. Quand ? En mars 2014, à l’occasion d’une visite officielle du chef d’Etat chinois, qui avait emmené dans ses bagages les représentants de la firme United Investment, eux-mêmes basés dans la province de Hubei, à Wuhan. Cette société est censée faire tourner le centre et financer l’essentiel des travaux. Le chantier de construction a commencé en août 2017 et contrairement à ce qu’affirment les autorités régionales wallonnes, il n’a jamais vraiment abouti. Alors oui, les apparences sont sauves. On pourrait engager sa voiture vers des portiques de sécurité étrangement ouverts, on pourrait singer le scan d’un badge d’accès sur les boitiers existants, on pourrait même s’aventurer dans un ascenseur où l’éclairage fonctionne jour et nuit. Mais pour aller où ? Aucun des bâtiments ne semble opérationnel. La plupart sont restés au stade de la « réception provisoire », comme disait le ministre Borsus, il y a plus de six mois.

De quand date l’arrêt des travaux ? Comme pour la bretelle d’autoroute censée désengorger l’autoroute E411 et faciliter l’accès des automobilistes au parking P&R de la gare de Louvain-la-Neuve¹, à un kilomètre de là, personne ne peut répondre avec précision à cette question élémentaire. Au sol des rampes d’accès, envahi par les mauvaises herbes, on aperçoit une rallonge électrique, quelques traces du gros œuvre. Comme si, donc, le chantier avait été stoppé net par un événement inattendu.

Un coup de froid dans les relations diplomatiques belgo-chinoises ? Quand le Premier ministre fédéral Charles Michel a succédé à Elio Di Rupo, devenu son homologue wallon, il a lâché ceci : « Le CBTC est l’exemple à suivre de la coopération sino-belge. »

Une affaire secrète d’espionnage industriel ? Comme le signale la journaliste indépendante Franceline Beretti, la diplomatie française se montre discrètement sévère à l’égard de la Belgique. En octobre 2021, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (l’Irsem, basé à Paris) a publié un long rapport détaillant « l’industrialisation des moyens d’influence » de Pékin ces dernières années et l’indolence belge à cet égard. Quelques lignes sont consacrées au CBTC de Louvain-la-Neuve. Il y est fait mention de « sérieux risques d’espionnage contre la recherche académique et technologique belge ».

Ni au niveau politique, ni à l’UCLouvain, on n’entend la moindre voix officielle dissiper ces vents contraires. Sur les murs inachevés du CBTC, près d’un accès principal, subsistent les traces de la pandémie de Covid-19, qui n’a rien arrangé. Chers ouvriers, ne pas se faire la bise, éviter de partager la même tasse, se tenir à 1m50 l’un.e de l’autre, porter le masque, et tchic et tchac. Ces dernières consignes d’un chantier abandonné il y a plus d’un an sont déclinées par la firme Besix en quatre langues : le slovène, le roumain, le portugais et le polonais. Les nouveaux standards du secteur de la construction, dirait-on.

Les plans initiaux prévoyaient l’arrivée de 200 entreprises au CBTC. Quelque 1.500 emplois allaient être créées dans ce complexe de bureaux d’environ 50.000 mètres carrés, bâti sur un terrain de 8 hectares valorisé par l’UCLouvain. Un hôtel et un centre de congrès étaient aussi prévus. Dans ce cheminement optimal, aux yeux des investisseurs chinois en provenance de Wuhan, quelque 300 appartements devaient être loués ou construits dans le centre de Louvain-la-Neuve, afin de loger les cerveaux venus de l’Empire du Milieu.

Depuis des mois, un panneau planté le long de la Nationale 4 cherche en vain à attirer le chaland. Louez une aile, ou deux, si vous le pouvez. La maquette de la « Smart Valley » y apparaît plus belle que nature. Des spécialistes de l’immobilier semblent douter de la possibilité d’affecter les lieux à un autre projet ambitieux. « L’ensemble a été construit avec une certaine cohérence, commente l’un d’eux. On ne transforme pas un centre de recherches, articulé sur de grands bâtiments indépendants les uns des autres, en un grand hôpital, par exemple. » Un hôpital ? Principal hub médical de la région, la Clinique Saint-Pierre se sent à l’étroit dans ses murs d’Ottignies. Elle veut déménager. Elle a prévu de bâtir du neuf sur les hauteurs de Wavre, à moins de trois kilomètres du CBTC, direction nord. De nouveaux hectares de terres vont y être artificialisés.

 ¹ 3.200 places, dont une soixantaine sont occupées, chaque jour, depuis l’inauguration officielle du 16 octobre 2017.

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Épisode 2

L'évadé fiscal et le fou de labos

Décembre 2022

Philippe Engels, Raphaële Buxant et Thomas Haulotte

Tout vide, le centre belgo-chinois ? Une société établie dans un parc voisin est tentée par un saut de puce. Il s’agit d’un laboratoire d’analyses médicales qui a surfé sur le Covid-19. À sa tête, un tandem un peu particulier.

Jacques Berrebi, 80 ans tout ronds, est un homme heureux et riche. Chez lui, les deux vont de pair. Très riche ? Cela dépend du point de vue, pense-t-il. Sa fortune placée en partie chez nous s’établit à plusieurs dizaines de millions. « Mais pas à 100, tout de même[1]. » Il y a vingt ans, cet homme d’affaires aujourd’hui nostalgique de Nicolas Sarkozy et surtout de Jacques Chirac – l’ancien président français lui a offert la Légion d’honneur – a émigré dans la banlieue chic de Bruxelles. Il est un évadé fiscal et ne s’en cache pas : s’il est ici, c’est clairement pour fuir l’impôt (français) sur la fortune. Dans un podcast qui fera rire ou pleurer, Berrebi clame son amour pour les Belges et leur goût pour les réseaux d’affaires. « Avec ma femme, nous devons refuser des dîners, sourit-il, sinon nous ne serions jamais à la maison. » En Belgique, ajoute ce Pied Noir à qui la dictature tunisienne de Zine el-Abidine Ben Ali confia du business, « les gens sont gentils. » En gros, ils n’envient pas ceux qui ont réussi.

un choix d'opportunité ?

Réussir, se parer de gloire, c’est son moteur dans la vie, comme il le dit dans ses interviews ? Après avoir fondé et dirigé un empire dans l’alimentaire, la communication, les médias et tant d’autres essais le plus souvent fructueux, pour lui, Jacques Berrebi surfe aujourd’hui sur la vague du bio-médical. À la tête d’un laboratoire d’analyses très ambitieux, il pourrait être le premier locataire du CBTC (le China-Belgium Technology Center) de Louvain-la-Neuve. Pour doper la recherche de pointe sur un des parcs scientifiques de l’UCLouvain ? Pour commercer avec la Chine ? Ni l’un, ni l’autre. Depuis le Covid, le Laboratoire de l’institut médical spécialisé (LIMS) qu’il codirige s’estime à l’étroit en bordure du site universitaire. Il cherche de l’espace bon marché. Depuis 2016, LIMS occupe une aile du bâtiment Monnet que la firme pétrolière anglo-néerlandaise Shell a déserté [2]. Du parc Monnet, le labo entend déménager vers le vaisseau délaissé lui-même par les Chinois, à moins d’un kilomètre. L’immobilier et la finance ont leurs règles que le commun des mortels ne saurait maîtriser…

Le laboratoire prévoit d'occuper l'aile F du CBTC (à gauche).

« requin de la santé »

Jacques Berrebi s’est associé à un partenaire connu de la justice. Il s’agit du Belge André Verhoeft. Cet ostéopathe avait été arrêté et détenu à la prison de Forest en février 1995. Il était l’un des protagonistes de l’affaire New Larem (et Biorim), un de ces laboratoires de biologie clinique accusés de frauder le fisc, l’Inami et les patients. Il avait été dépeint dans les médias de l’époque comme un « requin de la santé » et un « raider de la biologie médicale ».

Voici ce qu’en disait dès 1989 la journaliste du Soir Janine Claeys :

« New Larem, vous connaissez ? Dans le monde médical en tout cas, chacun sait qu’il s’agit du plus gros laboratoire de biologie clinique du pays, surtout depuis qu’il a fusionné avec son concurrent principal, CDH. Beaucoup sont au courant que New Larem rachète des dizaines de petits laboratoires, concurrents directs ou canards boiteux (…) (Il s’agit d’) une construction savamment imaginée et sans cesse remise sur le métier, avec des sociétés qui meurent pour renaître aussitôt, avec des administrateurs qui ne sont que des prête-nom, avec des factures gonflées en faveur de sociétés amies (…) (Avec au bout du compte 🙂 une évasion fiscale importante, si pas des dépenses d’assurance maladie excessives. »

Avec la justice belge, la partie a été serrée. En 2004, l’affaire a finalement été classée sans suite à l’issue d’années de procédure et ce en raison du dépassement du délai raisonnable, rappelle le parquet de Bruxelles. En 2018, André Verhoeft revient en force vers son secteur de prédilection. Jacques Berrebi et lui deviennent cette année-là les deux associés de référence de la fusion LIMS (belge) et MBNext (luxembourgeoise). Le laboratoire d’analyses médicales établi à Louvain-la-Neuve et à Boussu, en Hainaut, détenu par une société basée à Luxembourg,  commence à absorber de plus petites entités. Dès la fin 2016, cela avait provoqué une plainte en justice du concurrent Synlab pour « débauchage de personnel » et « détournement de patientèle ». LIMS avait obtenu gain de cause devant les tribunaux.

À partir de 2020, leur laboratoire commun commence à bénéficier de la pandémie de Covid. Le chiffre d’affaires de LIMS grimpe de 21,1 millions d’euros en 2019 à 27,2 millions en 2020. Cette société à responsabilité limitée annonce le paiement de… 17 euros et 4.905 euros d’impôts, respectivement, dans les comptes annuels de ces années-là. Vu les résultats « exceptionnels » de la première année sous coronavirus, Verhoeft se voit octroyer 400.000 euros d’ « émolument exceptionnel ». En 2021, le CA passe à 39,6 millions d’euros. Il a quasi doublé en deux ans. Merci, le virus, et au diable, la polémique : en mars 2020, l’Institut belge de santé Sciensano avait un moment dénoncé l’approche commerciale (agressive) de LIMS. En deux mots, l’organisme public estimait que le labo privé se faisait une publicité mensongère alors que l’heure était à la rigueur des examens. Auprès de l’hebdomadaire Tendances qui avait allumé la mèche, les avocats de LIMS avaient obtenu un droit de réponse.

LIMS est établi en ce moment dans le parc Monnet, sur le site abandonné par Shell.

pas de commentaires

Au cours de l’été 2022, les riverains du CBTC voient alors apparaître des affichettes sur les grilles du site envahi par des oies sauvages. La société LIMS indique qu’elle y demande un petit permis de bâtir pour un bâtiment de stockage de déchets. Le tandem Berrebi/Verhoeft aurait l’intention d’occuper une aile du vaisseau. Quels sont les projets précis de la société au sein du CBTC ? La direction de LIMS n’a pas souhaité nous répondre : « Le laboratoire LIMS-MBNext a effectivement entrepris un vaste projet de relocalisation et de développement de son activité sur le site du CBTC.  Les travaux sont en cours et LIMS-MBNext ne manquera pas de communiquer lorsque la date du déménagement effectif sera confirmée, dit la direction du laboratoire. Il ne nous appartient pas, en toute hypothèse, de communiquer aux tiers des informations relatives à nos actionnaires, ni de commenter ou de détailler les informations publiquement disponibles concernant notre laboratoire. LIMS-MBNext exerce son activité dans le plus strict respect du cadre légal et sous la surveillances des autorités de contrôle compétentes. » Nous en prenons acte.

[1] Source: https://en-contact.com/moi-jacques-berrebi-pied-noir-tunisien-refugie-belgique

[2] Aujourd’hui, c’est l’intercommunale InBW qui gère le site. Il est nommé « Parc Monnet ».

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Épisode 3

La Chine a-t-elle tiré la prise ?

Décembre 2022

Philippe Engels, Raphaële Buxant et Thomas Haulotte

Le projet d’un Centre technologique belgo-chinois sur le site de l’UCLouvain, dédié à la recherche scientifique, paraît mort-né. C’est en Chine que la décision aurait été prise juste après l’extension de la pandémie de Covid. Telle est la thèse de l’agent des services de renseignement qui avait rassemblé d’inquiétants indices d’espionnage industriel, de 2010 à 2016.  

De 2010 à 2016, la Sûreté de l’État disposait encore d’une équipe structurée d’agents spécialisés dans la prévention de l’espionnage chinois. C’est logique. La Belgique est une petite économie ouverte sur le monde. Elle abrite le siège d’institutions internationales sensibles, comme l’OTAN et la Commission européenne. Et plusieurs de nos universités sont engagées dans des programmes scientifiques où, en matière de vaccins, par exemple, la concurrence est exacerbée à l’échelle planétaire. À l’époque, la Chine se profilait déjà comme un partenaire commercial et un rival de plus en plus ambitieux.

Au cours de ces six années, les services de renseignement civils[1] ont établi de nombreux rapports forcément confidentiels qui avertissaient d’un danger croissant d’ingérence. Parmi les cibles à protéger contre des velléités d’espionnage chinois : le site bruxellois de l’Université catholique de Louvain (à Woluwe) où sont pilotés des projets de recherche médicale, le « hub » renommé qu’est la ville universitaire de Louvain-la-Neuve en matière d’innovation technologique ainsi que le siège voisin de la firme pharmaceutique GSK[2], le plus gros employeur de la région. D’après nos vérifications, les sources alimentant la Sûreté de l’État ont été variées et multiformes. Bien entendu, il y a dans ce métier spécifique des nécessités de tri à effectuer entre les propos rapportés, les documents interceptés et la part de fantasme que ces éléments ou indices peuvent générer. Les antennes et équipements installés par le géant de la téléphonie Huawei sur notre territoire, au départ de son centre de recherche ouvert dès 2009 dans le parc scientifique de Louvain-la-Neuve, constituent-ils un danger redoutable ? La compétition mondiale en termes de guerre biologique s’est-elle importée dans nos labos universitaires ? Si on devait suivre à la lettre les conseils prodigués par les services de renseignement du monde entier, on émigrerait au Groenland (et encore).

Gentils pandas

En mars 2014, on n’est pas dans le fantasme ou la paranoïa. C’est factuel : le président chinois Xi Jinping atterrit à Bruxelles sur un véritable tapis rouge. Le gouvernement fédéral est dirigé pour deux mois encore par un Premier ministre wallon, Elio Di Rupo, ce qui n’était plus arrivé depuis 1974. Chez nous, les lieux d’intérêt pour la délégation chinoise – l’usine Volvo de Gand, mais aussi Liège Airport, la région montoise ou Louvain-la-Neuve – permettent de déduire assez clairement où la fameuse « route de la Soie », imaginée par la Chine, veut tisser ses liens. Pendant trois jours, les médias s’amusent beaucoup des pandas chinois offerts au parc animalier de Pairi Daiza. Assez peu de détails percolent en revanche quant aux intentions exactes de la firme United Investment, basée à Wuhan, sur une extension du parc scientifique de l’UCL. La création d’un China-Belgium Technology Center (CBTC) est pourtant actée lors de cette visite présidentielle. En substance, des projets de recherche belgo-chinois sont censés incuber dans une cité à construire et à financer par la province de Hubei. Les terrains sont proposés par l’UCL. Des voiries seront aménagées avec de l’argent public wallon, en particulier via l’intercommunale IBW.

Une des ailes du CBTC, paquebot à la dérive.

Le CBTC représente « un danger très important d’espionnage économique au détriment de l’université »

Comment réagit la Sûreté de l’État ? Mal ! De nouveaux mémos sont encore rédigés après la signature des accords belgo-chinois et les autorités de tutelle restent donc sensibilisées à la menace potentielle[2]. Le CBTC représente « un danger très important d’espionnage économique au détriment de l’université » et « de nombreuses entreprises technologiques qui l’entourent », prévient un rapport rédigé en 2014. « Nous craignions surtout d’avoir à surveiller les centaines de résidents chinois qui allaient s’établir à Louvain-la-Neuve, dit aujourd’hui une source interne aux services de renseignement. Comment différencier un chercheur et une taupe potentielle ? » Mais à l’époque, la Sûreté entre dans une nouvelle zone de turbulences. Depuis les tueries du Brabant, il y a bientôt quarante ans, de nombreux observateurs estiment qu’elle n’a jamais connu de fonctionnement normal. La politisation augmente. L’efficacité des services génère de multiples et récurrentes controverses. Le gouvernement dirigé à partir de 2014 par le libéral Charles Michel, qui a succédé au socialiste Di Rupo, se trouve aussi affecté par des affaires politiques comme le Kazakhgate et les Fonds libyens. La prévention de la corruption figure parmi les missions de la Sûreté de l’Etat. Des agents travaillent sur ces dossiers. Mais en 2016, fait rare, un d’entre eux va trouver sa hiérarchie et dénonce l’interventionnisme du ministre des Affaires étrangères Didier Reynders. Éclaboussé par les affaires, Reynders aurait contribué à démanteler les équipes d’enquêteurs travaillant sur les dossiers qui l’affaiblissent : ceux en lien avec la Russie (et le Kazakhstan) ou le Congo, par exemple. Cet agent finira par être mis à l’écart et ses plaintes en justice contre son éviction seront médiatisées juste avant et juste après le départ du ministre Reynders vers la Commission européenne[3]. Son nom ? Nicolas Ullens. On y reviendra.

Les fuites de 2020

En août 2017, personne n’écoute la Sûreté. Entre l’autoroute E411 et la Nationale 4 Namur-Bruxelles, le chantier de construction du CBTC s’engage pour une durée de deux à trois ans. À Liège, la Chine et son projet Alibaba contribuent au développement du 1er aéroport de fret d’Europe. Désormais, la Sûreté de l’État n’a plus assez de motivation ni de ressources pour surveiller efficacement l’Empire du Milieu. La priorité interne consiste d’un coup à colmater les brèches dans la lutte contre le terrorisme islamiste. Vient alors le Covid 19, qui se répand au départ de… Wuhan. La Chine a mauvaise presse. Stoppé dans sa construction avant le stade des derniers aménagements, le CBTC se transforme en vaisseau fantôme. Le 6 mai 2020, un article mis en ligne par le média européen EUObserver, dont la rédaction est basée à Bruxelles, fait fuiter le contenu des rapports secrets que la Sûreté de l’État a accumulés durant six ans environ. De 2010 à 2016, donc. Titre du papier : « La Chine soupçonnée de bio-espionnage au cœur de l’Union européenne ». Les services de renseignement ne commentent pas ces révélations. La porte-parole de l’institution admet toutefois que la Sûreté avait averti les autorités belges « à plusieurs reprises » quant aux risques d’espionnage économique chinois.

Un an plus tard, l’IRSEM, à Paris, abonde dans le même sens. L’Institut de recherche stratégique de l’école militaire, sous la tutelle du ministre français des armées, sort une brique de 654 pages où il inventorie « Les opérations d’influence chinoises ». Au chapitre éducation, « notre » CBTC est pointé du doigt dans cette publication datée de septembre 2021. « Quand bien même le centre ne serait pas une organisation de front des services chinois, écrit l’IRSEM, il pourrait être utilisé comme point d’entrée par les agents du MSE (les services secrets chinois) pour de futures opérations d’espionnage. » La longue étude rappelle qu’avant ça, la Sûreté belge s’était inquiétée d’un risque d’espionnage auprès d’une autre implantation de l’UCLouvain : le Centre de technologies moléculaires appliquées.

Au début de l’automne 2021, le Sénat français tire quant à lui les leçons politiques de ces tentatives d’ingérence au sein d’écoles ou universités. La Chine n’est pas seule en cause. La Russie, la Turquie et certains pays du Golfe persique sont cités aussi. « Mais aucun ne peut se targuer des moyens et de l’ampleur de la stratégie chinoise », indique un rapport parlementaire très détaillé. Comment réagissent la France et ses voisins ? « Le système (de prévention) apparaît encore trop faiblement coordonné ». « L’information (est) mal partagée ». « Les établissements comme les chercheurs (sont) trop souvent laissés à eux-mêmes ». Selon le Sénat français, « c’est le signe que la détection et le traitement adapté des influences étrangères ne sont pas encore une priorité des pouvoirs publics ». Des pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni, l’Australie ou les Etats-Unis ont pris des mesures pour limiter le danger d’espionnage. La France et la Belgique, non.

Depuis qu’il a quitté la Sûreté de l’Etat, l’ex-agent Nicolas Ullens utilise la Toile comme moyen d’expression sur ces questions délicates. À l’occasion, il diffuse de petites capsules pour commenter l’actualité. Comment explique-t-il l’abandon apparent du projet CBTC, tel que conçu à l’initial ? Selon lui, « les Chinois ont tiré eux-mêmes la prise quand ils ont compris qu’ils avaient été démasqués ». L’enjeu consisterait désormais à en faire un succès en termes de promotion immobilière. Depuis deux ans, il est question d’un large panel de candidats locataires. Selon nos informations, il n’y a qu’une seule candidature concrète. Un laboratoire bio-médical établi sur le parc scientifique Monnet, à moins d’un kilomètre de là, souhaite investir le site[5]. Enfin, « investir » : il s’agit d’un simple déménagement.

[1] La Sûreté de l’Etat a un pendant militaire. Il a changé de nom à plusieurs reprises. C’est aujourd’hui le Service général du renseignement et de la sécurité (SGRS).

[2] GlaxoSmithKline, établie à Rixensart et Wavre.

[3] Les ministres de la Justice se succèdent à une cadence accélérée en 2014 : les libérales Annemie Turtelboom et Maggie De Block (Open VLD), puis le démocrate-chrétien Koen Geens (CD&V), qui restera en place du 11 octobre 2014 au 1er octobre 2020.

[4] Le 1er décembre 2019.

[5] C’est l’objet de l’article qui suit.

 

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